.VIII.
Cellule d’Erayk Dynnys
et place des Martyrs
Temple de Dieu

Cité de Sion
Terres du Temple

Erayk Dynnys prit appui sur sa canne à pommeau d’argent pour se relever de son prie-Dieu trônant devant une icône toute simple de Langhorne. Son genou resté ankylosé après sa chute de quinze mois plus tôt le gênait encore plus depuis peu. Bien sûr, songea-t-il en jetant un coup d’œil par son étroite fenêtre, ce ne serait plus un problème très longtemps.

Avec un semblant de sourire, il détourna son regard de l’ouverture pour examiner la minuscule et austère cellule qui était son foyer depuis trois mois et demi. Ses murs de pierre nue percés d’une seule fenêtre armée de barreaux et sa porte épaisse au solide verrou tranchaient avec le luxe de l’appartement qu’il occupait naguère en tant qu’archevêque de Charis, avant sa seconde chute, plus dure. Et pourtant…

Il se tourna vers le modeste bureau disposé sous la fenêtre et s’assit sur la chaise placée derrière. Depuis son emprisonnement, les seules lectures qui lui étaient permises étaient la Sainte Charte et les douze épais volumes des Inspirations.

Il effleura le sceptre d’or de Langhorne estampé sur la couverture de cuir finement ouvragé de la Charte. Il n’avait consacré que peu de temps à l’étude de ce texte au cours des dix années passées, admit-il en lui-même. Certes, il l’avait consulté pour en extraire un passage précis et l’intégrer à un décret épiscopal, il l’avait parcouru pour fonder sur les Écritures ses messages pastoraux ou ses rares homélies, mais il ne l’avait pas vraiment lu depuis qu’il portait à son doigt le rubis des évêques. Non pas que les enseignements de Chihiro lui soient devenus inutiles, mais il les avait médités de façon exhaustive au séminaire, puis prêchés sans relâche en tant que bas-prêtre. Il en connaissait la teneur, non ? Évidemment ! En outre, ses responsabilités d’évêque, puis d’archevêque exigeaient une attention de tous les instants. Il avait perdu le temps de lire, ses seules priorités étant celles de son office.

C’était une excuse commode, pas vrai, Erayk ? se dit-il en caressant de l’index l’emblème de l’ordre auquel il avait appartenu… avant d’en être exclu. Il est regrettable que tu ne t’y sois pas plongé plus souvent. Cela t’aurait au moins aidé à te préparer pour de pareilles heures.

Peut-être cela n’aurait-il fait aucune différence, car la Charte et les Inspirations tenaient pour acquis que les bergers appelés à garder le troupeau du Seigneur se montrent dignes de cette tâche.

Or Erayk Dynnys en avait été bien loin.

Je me demande ce qu’il adviendrait si Clyntahn exigeait de tous les prélats de l’Église qu’ils passent quelques mois au pain et à l’eau avec les textes sacrés pour seule compagnie, divagua-t-il. Il serait sûrement déçu du résultat ! Il a déjà assez de problèmes avec les Wylsynn pour ne pas y ajouter tout un tas d’évêques lecteurs de la Charte.

Quoi qu’il en soit, Erayk Dynnys n’aurait bientôt plus à s’en soucier. Il ne saurait que trop vite ce que Dieu avait escompté de lui au cours de cette vie. Sans doute ne serait-ce pas très agréable à entendre car, quelles qu’aient été les attentes de Dieu à son égard, il avait failli, au même titre que tous les hommes qui prétendaient s’exprimer au nom du Seigneur, et qui L’avaient en fait oublié.

Dynnys avait fait son possible pour s’amender depuis sa déchéance, mais ses efforts s’étaient révélés dérisoires par rapport à tous ceux qu’il aurait dû consentir depuis des années. Il le savait désormais. Il savait aussi, même si rien de ce que lui reprochait le Grand Inquisiteur n’était vrai, que ce qui était sur le point de se produire sur Sanctuaire était autant sa faute que celle de n’importe qui.

À sa grande surprise, le seul archevêque à avoir osé lui rendre visite depuis son arrestation était Zhasyn Cahnyr, l’archevêque filiforme de Cœur-de-Glacier. Ils se haïssaient cordialement depuis des années et, pourtant, Cahnyr avait été le seul de ses semblables à avoir bravé la colère de Clyntahn et du Groupe des quatre afin de prier avec lui pour le salut de son âme.

C’était étrange. Cahnyr n’avait eu le droit de le voir que cinq ou six fois, pour des visites qui ne devaient jamais dépasser une heure, et pourtant Dynnys en avait tiré un immense réconfort. Peut-être était-ce parce que l’archevêque était depuis son incarcération le seul être vivant qui se soit présenté devant lui sans que ce soit pour l’interroger, le menacer ou le sermonner. Seul membre de la hiérarchie de l’Église à avoir eu ce réflexe, il venait sans autre intention que de s’acquitter de son devoir pastoral en secourant l’âme de l’un des prisonniers du Grand Inquisiteur.

Dynnys s’était senti submergé de honte à son contact et au souvenir du mépris qu’il éprouvait autrefois pour la « naïveté » dont Cahnyr faisait preuve, selon lui, dans l’exercice de ses fonctions.

J’aurais pu tant apprendre de lui si seulement j’avais pris la peine de l’écouter… Enfin, j’ai tout de même fini par en tirer un enseignement. Comme il est écrit dans la Charte, ne viennent jamais trop tard la connaissance et la compréhension véritables qui profitent à l’âme d’un homme.

Il ouvrit le volume à la page d’un passage souligné : le neuvième verset du chapitre XV du Livre de Langhorne.

« Quel profit en effet aura l’homme, s’il gagne le monde entier, mais perd son âme ? Combien d’or, combien d’argent versera-t-il en échange de celle-ci ? Méditez-le bien, car de celui qui a honte des enseignements que Dieu a dictés par ma main j’aurai honte moi aussi le jour où il se présentera devant le Dieu qui l’a créé, et je ne lèverai pas devant lui le bouclier de ma main ni ne dirai rien pour sa défense en cette heure terrible du jugement. »

Voilà un extrait, se dit-il, sur lequel Zhaspyr Clyntahn serait bien inspiré de se pencher pendant quelques heures.

Il feuilleta le livre en écoutant le battement sec du fin et onéreux papier. Il y avait dans ces pages tant de sagesse qu’il n’aurait jamais le temps d’y accorder la réflexion qu’elle méritait. Mais il y avait aussi quelques lacunes.

Il atteignit la fin du Livre de Chihiro. Une antique tradition voulait qu’une page blanche isole Chihiro du début de Hastings, mais ce n’était pas le cas dans l’exemplaire de Dynnys. Ou, du moins, cela ne l’était plus.

Le prisonnier fit glisser son index dans le sillon séparant les pages imprimées et sentit la déchirure dénotant l’absence d’une feuille. Il prit une profonde inspiration et referma le livre.

Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise en se demandant si Adorai avait reçu ses lettres. Il avait envisagé d’écrire à certains de ses amis d’autrefois ou à d’autres membres de sa famille, mais s’était ravisé. Aucun n’avait osé imiter Cahnyr, pas plus qu’ils n’avaient pris sa défense. Ce n’était guère surprenant, compte tenu des charges qui pesaient contre lui et de l’identité de son accusateur, mais cela n’enlevait rien à la douleur de l’abandon ainsi ressenti. Ce n’était pas pour cela qu’il ne leur avait pas écrit, toutefois. Qu’ils lui aient tourné le dos ou non, ils étaient encore de sa famille et, il le savait, chacun des mots de toutes les lettres qu’il pourrait leur envoyer serait examiné par l’Inquisition. Étant donné la panique qui avait secoué le Temple depuis qu’était parvenue à Sion la nouvelle des victoires navales écrasantes de Charis et, surtout, de la lettre de Staynair au grand-vicaire, Clyntahn était sûrement à la recherche de nouvelles victimes, de sang supplémentaire à épancher pour apaiser ses collègues. Dynnys n’avait nullement l’intention de lui offrir dans ses propres missives le prétexte d’un mot maladroit ou d’une phrase tirée de son contexte pour sacrifier ses proches.

Il espérait toutefois qu’au moins une de ses lettres était parvenue à Adorai. Hélas, quoi qu’aient pu lui promettre les inquisiteurs, il en doutait. Que valait, après tout, une promesse faite à un apostat ? à un homme reconnu coupable et Dynnys l’avait été bien avant d’être jugé d’avoir vendu sa protection à la progéniture de Shan-wei ? d’avoir menti de façon délibérée au Conseil des vicaires et au Grand Inquisiteur pour dissimuler ses péchés et ceux, encore plus lourds, commis par les hérétiques et les blasphémateurs de son archevêché perdu ? Au nom de quoi aurait-on remis à quiconque une seule de ses lettres ?

On les lui avait toutes prises, pourtant, que ce soit pour les transmettre, les utiliser contre lui ou s’en débarrasser. On ne lui avait fourni que le seul papier nécessaire à leur rédaction, sans savoir qu’il disposait d’une réserve insoupçonnée. Nul ne se doutait non plus que Zhasyn Cahnyr était davantage qu’un simple visiteur, et que le primat de Cœur-de-Glacier lui avait discrètement proposé d’acheminer sa correspondance.

Dynnys avait tout d’abord pressenti un piège alambiqué tendu par l’Inquisition. Il n’avait toutefois pas mis trente secondes à se rendre compte de l’absurdité de cette crainte. Au contraire, il s’était inquiété du risque mortel qu’aurait pris Cahnyr et il avait décliné son offre avec un sourire propre, espérait-il, à assurer son visiteur de son indicible gratitude.

Peu après, en posant sur la Charte un regard tout neuf et, surtout, en examinant les sections des Inspirations dues à la plume du grand-vicaire Evyrahard, Dynnys s’était aperçu que son choix ne serait pas si simple. La question ne se résumait pas à savoir s’il convenait de confier à Cahnyr des missives destinées à servir ses seuls desseins.

Evyrahard n’était pas resté longtemps grand-vicaire. En étudiant ses brèves contributions aux Inspirations à travers le prisme des épreuves qui étaient les siennes, il avait compris pourquoi son règne avait été si court. Saint Evyrahard ne pouvait pas avoir été le bienvenu dans les coulisses du pouvoir au sein du Temple. De toute évidence, il n’avait aucune idée des règles du « jeu » et ses efforts visant à réformer l’Église lui avaient attiré pléthore d’ennemis. Dynnys soupçonnait même la haine que vouait Clyntahn à la famille Wylsynn d’être de nature quasi institutionnelle et de remonter au grand-vicariat d’Evyrahard le Juste.

Sa lecture des écrits séculaires du saint homme lui avait remémoré la lucidité de la foi de Paityr, le lointain petit-fils de ce grand-vicaire des temps anciens. Il avait alors identifié un engagement qu’il n’avait jamais connu, qu’il regrettait amèrement de ne pas partager. Cette prise de conscience lui avait fait comprendre qu’il lui fallait absolument transmettre deux lettres, qu’aucun inquisiteur ne devrait jamais intercepter. C’était ainsi qu’il avait déniché dans la Charte elle-même le papier nécessaire. Il n’imaginait pas que Dieu ou l’archange Langhorne lui en voudrait de ce détournement, compte tenu de ce qui le motivait.

Cahnyr n’avait pas bronché quand Dynnys lui avait glissé le bout de papier étroitement plié en lui serrant la main lors de sa visite suivante. Le prisonnier était certain d’avoir vu se raidir les muscles des joues de son visiteur, s’allumer une lueur d’anxiété dans son regard, mais l’archevêque s’était contenté de glisser en catimini l’objet du délit dans la poche de sa soutane.

Malgré tout ce qui s’était passé, Dynnys ne craignait pas que Cahnyr remette son message entre les mains de l’Inquisition ni trahisse sa confiance. Non. Au crépuscule de sa vie, Erayk Dynnys faisait enfin face à ses responsabilités. La nuit, il priait pour que Zherald Ahdymsyn et Paityr Wylsynn respectent les ultimes directives qu’il leur avait envoyées.

Ce n’était pas grand-chose, surtout à la dernière minute d’une vie gâchée avec tant de prodigalité, mais il ne pouvait plus agir autrement.

Il croisa les mains devant lui et y appuya le front dans le silence de sa prière. Il ignorait combien de temps il était resté dans cette posture quand le « clac » retentissant du verrou de sa cellule l’arracha soudain à sa méditation.

Il se redressa sans hâte, avec toute la dignité dont il était capable, et se tourna vers les deux grands-prêtres vêtus de l’habit pourpre orné de l’épée enflammée de l’ordre de Schueler. Les inquisiteurs portaient les sinistres gants et étole noirs des bourreaux. Derrière eux, six gardes du Temple dissimulaient leurs possibles émotions derrière un masque sans expression. En revanche, nul ne se serait trompé sur l’euphorie et la haine glaciale qui brûlaient dans le regard impitoyable des religieux.

— C’est l’heure, dit le plus ancien des deux d’un ton sec.

— En effet, répondit Dynnys avec un calme qui le surprit lui-même.

Il crut déceler un éclair de surprise au fond des yeux des Schueleriens, ce qui lui procura une joie curieuse. L’un des gardes s’avança avec de lourds fers. Il avait la mine réticente, presque implorante. Dynnys se tourna vers le bourreau en chef.

— Est-ce indispensable ?

L’inquisiteur lui renvoya son regard pendant plusieurs secondes tendues. Enfin, avec lenteur, il fit « non » de la tête.

— Merci, dit Dynnys.

Il s’appuya sur sa canne pour prendre place au centre du cercle formé par les gardes. Ce n’était pas comme s’il aurait pu s’enfuir et échapper à son destin par miracle simplement parce qu’on lui avait laissé les mains libres. Par ailleurs, il ne fallait pas oublier le fameux accord conclu avec Clyntahn…

— On y va, père ? lança-t-il avec un coup d’œil en arrière à l’intention du bourreau.

 

C’était une belle matinée, songea la couturière prénommée Ailysa. Plutôt fraîche, comme c’était souvent le cas en juin à Sion, avec une brise vivifiante soufflant du lac Pei, mais égayée par un beau soleil qui baignait de son éclat riche et doré la magnifique place des Martyrs. Le brouhaha qui régnait d’ordinaire en ville de si bonne heure avait cédé le pas à un silence feutré. Même les vouivres et les oiseaux avaient l’air de refréner leur chant.

Pourtant, ce n’était sans doute que le fruit de son imagination. Les créatures volantes de Dieu n’avaient aucune idée de ce qui était sur le point de se jouer en cet agréable matin de printemps. Sinon, elles se seraient enfuies aussi vite que le leur auraient permis leurs ailes.

Au contraire d’elles, Ailysa savait précisément ce qui allait se passer. Les muscles de son abdomen se contractèrent sous l’effet de la nervosité et d’un début de nausée. Ahnzhelyk l’avait mise en garde contre l’horreur de la journée à venir, mais Ailysa pensait ce qu’elle lui avait répondu : il lui fallait être là, quelles que soient les atrocités dont elle serait témoin.

Une foule immense occupait une bonne moitié de la vaste place devant l’impressionnante colonnade du Temple. Ailysa avait tenté de déterminer l’humeur des citadins assemblés. Elle n’y était pas parvenue.

Certains la plupart –, patients et immobiles sous leur veste ou leur châle, étaient plongés dans le même silence qu’elle. D’autres bavardaient comme s’ils attendaient le début d’une quelconque rencontre sportive. La gaieté forcée de leur voix et de leur sourire indiquait toutefois qu’il n’en était rien. Enfin, il y avait ceux qui se tenaient là dans un silence impatient alimenté par la fureur et la volonté sauvage de voir faite la justice de l’Église.

La justice, songea-t-elle. Cela n’aurait de justice que le nom, même s’il était coupable de ce dont on l’accuse !

Une soudaine agitation lui fit lever les yeux. Elle se mordit la lèvre inférieure quand une procession constituée de gardes, d’inquisiteurs et, bien sûr, du condamné apparut en haut des marches du Temple et entreprit de les descendre pour gagner l’estrade érigée de sorte que les spectateurs ne manquent aucun détail sordide.

Des voix appartenant aux plus bouillants des citadins présents commencèrent de s’élever dans la foule. Des huées, des sifflets, des jurons. Toute la haine refoulée, toute la terreur au goût amer qu’avait réveillées la rébellion de Charis contre l’Église Mère transparaissaient dans ces cris de rage inarticulés.

L’ex-archevêque donna l’impression de ne rien remarquer. Il se trouvait trop loin d’Ailysa pour qu’elle voie clairement son visage, mais il gardait les épaules droites et le dos raide tandis qu’il avançait en boitant, cramponné à sa canne et vêtu de la robe rêche de toile à sac des hérétiques condamnés à l’échafaud. Il se tient bien, se dit-elle en sentant son cœur se gonfler d’une fierté qui la surprit. La vive lumière du soleil trembla à travers les larmes qui lui montèrent soudain aux yeux.

Les gardes, les bourreaux et leur prisonnier atteignirent la plateforme où se trouvaient disposés les abominables outils nécessaires à l’exécution des supplices édictés par l’archange Schueler en punition des crimes d’hérésie et de blasphème. Le condamné sembla hésiter en posant le pied sur le plateau. Qui aurait pu le lui reprocher ? Même de là où elle se tenait, Aiiysa distinguait le frémissement de l’air au-dessus des charbons ardents des braseros où étaient plongés les fers et les pinces ne représentant que l’une des monstruosités qui l’attendaient.

S’il avait effectivement hésité, ce ne fut que l’espace d’un court instant. Il poursuivit sa marche et prit place devant la multitude hurlante qui était venue le voir mourir.

Une autre silhouette apparut. À l’instar des bourreaux, le nouveau venu était vêtu du pourpre foncé de l’ordre de Schueler, mais portait aussi le tricorne orange des vicaires. Aiiysa serra les dents en reconnaissant Zhaspyr Clyntahn.

Évidemment. C’est la première fois dans toute l’histoire de l’Église Mère que l’un de ses archevêques est mis à mort pour hérésie et blasphème. Comment le Grand Inquisiteur aurait-il pu ne pas y participer ? Et, surtout, comment un homme tel que Clyntahn aurait-il pu se tenir à l’écart du meurtre judiciaire d’une victime sacrifiée pour ses propres forfaits ?

Le Grand Inquisiteur déroula un rouleau archaïque de cérémonie et entreprit de le lire. Aiiysa se refusa à l’écouter. Elle n’avait nul besoin d’entendre la liste des crimes supposés en punition desquels Dynnys serait exécuté, alors qu’elle savait que son seul tort était d’être le bouc émissaire idéal du Groupe des quatre.

Il fallut un long moment à Clyntahn pour déclamer sa litanie de condamnation. Lorsque enfin il parvint à son terme, il se tourna vers le prisonnier.

— Erayk Dynnys, vous avez entendu le jugement de notre sainte Église Mère, tonna le vicaire d’une voix portant loin malgré la brise contraire. Avez-vous quelque chose à dire avant l’exécution de la sentence ?

 

Dynnys embrassa l’immense place du regard. Dans un recoin de son esprit, il se demanda combien de fois il avait arpenté ce pavé devant ces statues, ces magnifiques sculptures et fontaines, combien de fois il était passé sous la colonnade du Temple sans s’extasier de sa majesté ni de sa beauté car il devait réfléchir à tant d’affaires « plus importantes »

Ses pensées se tournèrent vers ces autres jours, ces autres visites de cette place, tandis que Clyntahn lisait la liste des fautes au nom desquelles il allait mourir. Comme Ailysa, dont il ignorait la présence, il n’avait pas besoin de les entendre. Il les connaissait déjà et, sous l’injonction de l’Inquisition, il les avait toutes reconnues. Il aurait été inutile de s’obstiner à nier. Au bout du compte, il le savait, il aurait été forcé d’avouer. L’Inquisition s’y entendait à venir à bout des récalcitrants. De toute façon, quand bien même il serait parvenu à ne pas céder, cela n’aurait rien changé à son destin.

Malgré tout, il pouvait encore bénéficier d’une indulgence. Il n’avait pas oublié la froide promesse du grand-prêtre, le message de Clyntahn que le Grand Inquisiteur avait refusé de lui remettre en personne. Des aveux complets et l’admission publique de sa culpabilité lui vaudraient le supplice du garrot et une mort rapide avant que soit infligé à son corps sans vie tout le catalogue des châtiments décrétés par l’archange Schueler.

Dynnys avait très bien compris ce que lui avait glissé son visiteur.

Pour l’Inquisition, la contrition publique, l’aveu de culpabilité et l’imploration du pardon représentaient une part importante de la punition des péchés. Même aux portes de l’enfer, une âme saisie de remords sincères pouvait encore trouver l’absolution et l’asile du Tout-Puissant. Aussi la tradition voulait-elle que quiconque se trouvait condamné par l’Inquisition avait le droit de se repentir en public et d’abjurer ses convictions avant que soit exécutée la sentence.

C’était une tradition que l’on manquait parfois à respecter. Dynnys le savait, même avant de tomber en disgrâce. À sa grande honte, il ne lui était jamais venu à l’esprit de s’élever contre de tels oublis. Cela ne le regardait pas. En outre, l’Inquisition était très attentive à ses responsabilités et à ses prérogatives. Si elle choisissait de réduire un criminel au silence de crainte qu’il se serve de ses ultimes instants pour protester de son innocence, accuser l’Église de torture et proférer de nouveaux blasphèmes ou propos hérétiques, elle savait ce qu’elle faisait.

Mais c’était aussi une coutume que l’Inquisition avait appris à invoquer dans son propre intérêt. Un prisonnier qui reconnaissait sa culpabilité, suppliait le pardon, proclamait sa pénitence et remerciait l’Église Mère ainsi que l’ordre de Schueler de sauver son âme immortelle, même au prix de son enveloppe charnelle, prouvait le bien-fondé de l’Inquisition. Il démontrait que personne n’avait agi de façon précipitée, que la vraie justice et la sainte volonté du Seigneur avaient été faites comme il convenait.

C’était ainsi que Dynnys avait donné sa parole à l’Inquisiteur. Il avait promis de dire ce qui « conviendrait ».

Il offrirait à Clyntahn ce que le Groupe des quatre attendait de lui, conformément au scénario par eux rédigé.

 

— Oui, Votre Éminence.

L’estomac d’Ailysa se contracta encore quand, sur l’échafaud, Dynnys se tourna vers Clyntahn.

— Avec votre aimable permission et la grâce de l’Église Mère, je souhaiterais saisir cette ultime occasion qui m’est donnée d’exprimer ma contrition et de reconnaître ma culpabilité devant Dieu et les hommes, dans l’espoir d’obtenir le pardon du Seigneur.

— Si tel est votre souhait, alors parlez, répondit Clyntahn. Que Dieu entende vos paroles et juge de la sincérité de votre cœur.

— Merci, Votre Éminence.

La voix de Dynnys n’avait ni la profondeur ni la puissance de celle de Clyntahn, mais elle aussi portait bien malgré le vent. Il s’avança vers le rebord de la plateforme en s’appuyant sur sa canne et balaya du regard la foule qui avait interrompu ses vociférations pour sombrer dans le silence en attendant sa confession publique. Les effroyables instruments de torture disposés, menaçants, derrière lui promettaient une longue agonie expiatrice, mais il semblait n’en avoir pas conscience.

Ailysa leva les yeux vers lui en regrettant de n’oser s’approcher davantage, déjà écœurée de ce qu’elle savait sur le point de se produire.

Alors, il prit la parole.

 

— Votre Éminence, vous m’avez demandé si j’avais quelque chose à dire avant de mourir pour mes crimes, et c’est le cas. J’avoue de bonne grâce avoir terriblement failli à mon devoir en tant qu’archevêque de l’Église Mère. J’étais le berger et le père du troupeau que l’Église Mère m’avait solennellement confié au nom du Seigneur. J’avais la responsabilité et le privilège de veiller sur les âmes de ces enfants de Dieu, de les éduquer et de les empêcher de s’écarter de la voie du Tout-Puissant et des enseignements de Langhorne, de les punir si nécessaire, comme se le doit un père, certain que ce n’était qu’ainsi que les hommes dont il avait la charge viendraient à comprendre, le moment venu, l’amour éternel de Dieu.

» Tel était mon devoir envers l’Église Mère et les âmes de l’archevêché de Charis et j’y ai manqué de la plus abominable des façons.

À aucun moment Dynnys ne détacha son regard de la foule massée sur la place. Il ne jeta pas un coup d’œil à Clyntahn, de peur de donner l’impression de chercher son approbation. Pourtant, même sans tourner la tête, il apercevait le Grand Inquisiteur à la périphérie de sa vision et il devina sans équivoque la jubilation dissimulée derrière la mine grave du vicaire. Ce dernier savait ce qui allait venir, car il avait la promesse de Dynnys.

Pas de chance, Votre Éminence se dit l’ex-archevêque avec une sorte d’exaltation sinistre, glaciale, terrifiée. Il est des priorités plus importantes que les vôtres. Pourquoi un hérétique apostat et condamné à mort tiendrait-il une promesse faite à une ordure de votre espèce ?

— Un véritable berger meurt pour son troupeau. L’archange Langhorne l’a dit lui-même : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour son prochain. » En tant qu’archevêque de Charis, j’aurais dû être attentif à ce message de Langhorne. Mais je l’ai oublié. Je craignais les conséquences personnelles de mes actes en tant qu’enfant de Dieu et prélat de l’Église Mère. Aussi, quand le vicaire Zahmsyn est venu à moi pour me faire part de l’inquiétude, des doutes et des peurs suscités par les renseignements reçus au sujet de Charis, je ne lui ai pas dit que ces allégations ne formaient qu’un tissu de mensonges.

 

Ailysa releva brusquement la tête, abasourdie. Ses oreilles devaient lui jouer un tour ! Il ne pouvait pas avoir dit…

C’est alors que ses yeux se posèrent sur Clyntahn et qu’elle discerna dans les traits du Grand Inquisiteur la fureur noire qui l’animait. Elle avait très bien compris les propos du condamné.

— Je ne lui ai pas dit que ces accusations d’hérésie, d’apostasie et de violation des Proscriptions de Jwo-jeng étaient de fausses rumeurs répandues par les ennemis de Charis et introduites au Temple par les prêtres corrompus de l’Église Mère en échange d’or de la main desdits ennemis. Au contraire, je lui ai promis d’enquêter, de faire un « exemple » de ces gens accusés à tort d’avoir péché. Et j’avais bien l’intention de tenir ma promesse.

Un état de stupeur incrédule sembla paralyser Clyntahn et ses inquisiteurs l’espace d’un instant. La voix de Dynnys retentit avec encore plus de clarté dans le silence tout aussi interdit qui régnait sur la place des Martyrs.

— Pour ma part, je mérite amplement le châtiment qui m’attend aujourd’hui. Si je m’étais acquitté de mes devoirs envers mon archevêché, des milliers de personnes ne seraient pas déjà mortes et des milliers d’autres ne seraient pas sur le point de les rejoindre. Cependant, Votre Éminence, quelle que soit ma culpabilité, les âmes que le Conseil des vicaires et vous m’avez confiées sont innocentes des crimes dont vous les accusez. Vous le savez. Leur seul forfait, leur unique péché est de s’être défendues pour protéger ceux qu’ils aiment des viols, des meurtres et des saccages ordonnés par les plus corrompus, les plus cupides des…

L’un des inquisiteurs réagit enfin. Il se retourna violemment vers l’ex-archevêque et lui assena un coup de poing ganté au visage. Les rivets d’acier renforçant les jointures broyèrent les lèvres de Dynnys et la force de la frappe lui cassa la mâchoire en au moins trois endroits. Sonné, il tomba à genoux. Clyntahn tendit vers lui un doigt accusateur.

— Blasphémateur ! Comment oses-tu élever la voix contre la volonté et les desseins de Dieu ? Serviteur de Shan-wei, chacun des mots que tu prononces prouve un peu plus ta culpabilité et la damnation qui t’attend. Nous te rejetons, nous te livrons aux ténèbres et te chassons dans le recoin de l’enfer réservé à ta noire maîtresse ! Nous effaçons ton nom du registre des enfants de Dieu et t’excluons à jamais de la compagnie des âmes rachetées !

Il fit un pas en arrière. Les grands-prêtres empoignèrent l’homme ensanglanté et à demi inconscient qui était autrefois l’archevêque de Charis pour le forcer à se mettre debout. Ils lui arrachèrent sa robe de toile à sac, le mirent à nu devant la foule abasourdie et hypnotisée, puis le traînèrent vers les instruments de torture.

 

La couturière connue sous le nom d’Ailysa porta les deux mains à sa bouche tremblante en regardant les bourreaux enchaîner au chevalet le corps sans résistance de leur victime. Elle pleurait si fort qu’elle n’y voyait presque plus rien, mais ses sanglots demeuraient silencieux, trop profonds et trop terribles pour être partagés.

Elle entendit le premier grognement rauque de douleur et sut que ce ne serait qu’une question de temps avant qu’à ces manifestations sourdes de la souffrance succèdent de véritables hurlements. Même là, elle n’arrivait toujours pas à croire à ce qu’il venait de faire et de dire.

Malgré tout ce qu’elle avait confié à Ahnzhelyk, elle n’avait jamais rien désiré davantage que de fuir ce lieu d’horreur rassemblée, d’horreur rendue plus atroce encore par le geste ultime d’Erayk Dynnys.

Mais elle n’y arrivait pas. Elle s’y refusait. Elle resterait jusqu’à la toute fin. Dès lors, comme elle l’avait dit à Ahnzhelyk, elle saurait que dire à ses enfants. Aux fils de cet homme.

Des fils, songea-t-elle, qui ne pourraient jamais avoir honte du nom qu’ils portaient. Jamais. Pas après ça.

Pour la première fois depuis tant d’années, la couturière connue sous le nom d’Ailysa éprouva une fierté profonde et acharnée envers l’homme qu’elle avait épousé, et à la monstrueuse agonie duquel elle assistait pour en témoigner devant ses fils et l’histoire.

.IX.
Grande salle du Conseil
Palais de la reine Sharleyan
Cherayth
Royaume de Chisholm

Une tension palpable régnait dans la salle du Conseil lorsque y pénétrèrent la reine Sharleyan et le baron de Vermont.

Il y avait plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, pas un membre de l’assemblée n’ignorait que le premier conseiller de Charis était l’invité d’honneur du palais depuis deux quinquaines et demie, malgré le menu détail de l’état de guerre existant entre les deux royaumes. Deuxièmement, même si toutes sortes de rumeurs couraient à Cherayth depuis l’arrivée de Havre-Gris, la reine n’avait jugé bon d’aviser personne à la possible exception de Vermont de ce dont son visiteur et elle s’entretenaient. Troisièmement, le délégué archiépiscopal Wu-shai Tiang s’était vu opposer une fin de non-recevoir lorsqu’il avait exigé au nom des Chevaliers des Terres du Temple que Havre-Gris soit constitué prisonnier et lui soit remis. Et quatrièmement, la reine gracile aux cheveux noirs avait choisi non pas de porter son simple diadème de réception, mais la couronne d’État de Chisholm.

Rien n’avait échappé à Sharleyan de cette tension. Elle s’y était attendue et, d’une certaine façon, l’avait volontairement provoquée. Comme elle l’avait découvert bien des années plus tôt sous la tutelle attentive de Vermont, la politique se résumait au moins pour moitié à une question de gestion des apparences. Et plus les enjeux étaient élevés, plus cette gestion demandait d’attention.

Surtout en la présence de l’oncle Byrtrym, pensa-t-elle avec contrariété en gagnant d’une démarche majestueuse le siège magnifiquement sculpté qui l’attendait au bout de l’imposante table ovale. Elle laissa ses yeux se poser sur Byrtrym Waistyn, duc de La Ravine, commandant en chef de l’armée royale et… unique frère de sa mère.

Elle s’assit et tourna la tête pour adresser un regard appuyé à l’homme d’une cinquantaine d’années vêtu de la soutane verte et du tricorne à cocarde brune des grands-prêtres. Carlsyn Raiyz était devenu le confesseur de Sharleyan quelques mois à peine après son accession au trône. Trop jeune pour cela, elle ne l’avait pas vraiment choisi, mais il s’était toujours acquitté à merveille de ses responsabilités. Même s’il ne pouvait pas ignorer les doutes de sa jeune souveraine à l’égard des chefs actuels de l’Église, il n’en avait jamais pris ombrage. Elle espérait qu’il n’allait pas commencer ce jour-là, mais n’en était pas aussi certaine quelle l’aurait souhaité. En tout cas, il affichait une sérénité remarquable pour un directeur de conscience dont la protégée ne lui avait rien dit de ses très sérieux entretiens avec le premier conseiller d’un royaume coupable de rébellion contre ses supérieurs, ni des raisons sous-tendant son refus de le livrer au représentant de la sainte Église Mère en son royaume.

— Mon père ? lança-t-elle d’une voix posée.

Raiyz leva les yeux vers elle pendant un ou deux battements de cœur. Il esquissa un sourire à peine perceptible, se leva, et embrassa du regard les conseillers de Sharleyan assis autour de la table.

— Prions ensemble, dit-il en baissant la tête. Seigneur, Vous qui avez envoyé Vos archanges sur Sanctuaire pour enseigner aux mortels Votre volonté, nous Vous supplions d’accorder Votre grâce à notre reine bien-aimée et à ses sujets rassemblés ici et aujourd’hui pour entendre ses souhaits, en témoigner et la conseiller. En ces temps agités, Vous et les archanges restez le dernier refuge, l’ultime secours de tous les hommes et femmes de bonne volonté, qui n’espèrent aucune autre aide que la Vôtre. Bénissez la réflexion de notre reine. Accordez-lui la sagesse de choisir la bonne voie au carrefour difficile qui se dessine devant elle. Qu’elle aille dans la paix de Votre amour et de Votre clairvoyance. Au nom de Langhorne, amen.

Eh bien, voilà qui est encourageant, se dit Sharleyan en faisant le signe du sceptre de Langhorne avec tous les membres de l’assemblée. Enfin, il n’a pas eu l’air de sauter de joie non plus, hein ?

Elle attendit que Raiyz se soit rassis, puis posa sur chacun de ses conseillers un regard les avertissant qu’elle n’était d’humeur à tolérer aucune contestation. Elle sentit la tension monter encore d’un cran lorsque tous eurent compris son message. Elle n’était pas la plus jeune personne présente, mais elle était la seule femme. Aussi se surprit-elle à réprimer un sourire de chasseresse en constatant leur réaction à son regard inflexible. Certains de ses « collaborateurs », elle le savait, ne s’étaient jamais complètement habitués à servir une reine au lieu d’un roi.

Malheureusement, songea-t-elle à leur intention avec une indéniable pointe d’autosatisfaction, c’est moi qu’ont eue mes parents, pas vrai ? Entre nous soit dit, Mahrak et moi, sans oublier l’oncle Byrtrym, avons plutôt bien réussi à nous en sortir. Ç’a été dur à avaler, n’est-cepas, messeigneurs ? Et vous n’avez encore rien vu, je le crains.

— Messeigneurs, commença-t-elle d’une voix retentissante dans le silence pesant, nous vous avons convoqués aujourd’hui pour vous informer de certaines affaires auxquelles nous réfléchissons depuis plusieurs jours. Comme à l’ordinaire, nous vous saurons gré de votre sagesse et de vos conseils concernant la décision que nous avons prise.

L’atmosphère était déjà tendue avant ce préambule, mais ce n’était rien à côté de la secousse qui ébranla l’assistance lorsque Sharleyan employa ainsi le « nous » de majesté. Il était bien rare qu’elle y ait recours, et encore plus devant son Conseil réuni. Si on y ajoutait sa décision de porter la couronne d’État et la tournure de sa dernière phrase, il aurait fallu être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que son opinion était déjà faite quant à ce dont elle entendait « discuter » avec eux.

Ce n’était pas la première fois que cela se produisait. Sharleyan Tayt avait hérité de la perspicacité de son père et le surpassait peut-être même en force de volonté. Quand elle s’était retrouvée les rênes en mains à la mort du roi, elle avait tout de suite compris que jamais elle ne devrait permettre à ses conseillers de la traiter en enfant, même si c’était précisément ce qu’elle était. Relativement peu de femmes avaient régné dans l’histoire de Sanctuaire et Sharleyan n’était que la deuxième à s’asseoir sur le trône de Chisholm. Or la reine Ysbell avait été destituée quatre ans à peine après son couronnement. Ce précédent s’était révélé peu encourageant au moment de la mort du roi Sailys. Bon nombre de ses conseillers s’étaient montrés prêts à « contrôler » sa fille. Certains, Sharleyan ne l’ignorait pas, avaient même nourri l’espoir de la voir suivre les traces d’Ysbell. Même parmi ceux qui n’allaient pas si loin, certains l’auraient bien vue épouser quelqu’un eux-mêmes, pourquoi pas ? ou l’un de leurs fils qui soit en mesure de lui offrir l’encadrement masculin dont elle aurait sans aucun doute besoin.

Eh bien, messeigneurs, pensa-t-elle, amusée, en les regardant s’efforcer avec plus ou moins de bonheur de masquer leur consternation, Mahrak m’a offert tout l’« encadrement masculin » dont j’ai eu besoin, non ?

C’était le baron de Vermont qui avait averti l’enfant inconsolable qui venait de perdre son père et d’hériter de sa couronne qu’elle devrait choisir entre régner et gouverner. Malgré la douleur de son deuil, elle s’était révélée assez mûre pour comprendre ce que lui disait le premier conseiller et refuser de laisser l’administration de Chisholm tomber entre les mains de l’un des nombreux aristocrates de haut rang qui se pourléchaient déjà les babines à l’idée de prendre le pouvoir. Le seul moyen d’éviter un conflit désastreux entre factions rivales avait été de prouver avec la plus grande fermeté qu’une « faction » contrôlait déjà et d’une main de maître le royaume.

Elle.

La leçon s’était révélée plus difficile à assimiler pour certains que pour d’autres, et les plus rétifs avaient été dessaisis de leur place au Conseil de la reine. L’un d’eux, le duc de Trois-Collines, avait tant persisté à affirmer qu’une « simple fille » ne pouvait pas disposer des aptitudes nécessaires pour régner qu’il avait été évincé avec plus de fermeté que de douceur. Lorsqu’il avait tenté de faire appel à des méthodes illégales pour l’écarter du trône, elle avait chargé son armée et sa marine d’en discuter avec lui. Au bout du compte, son arrêt de mort avait été l’un des trois seuls que Sharleyan ait jamais signés de sa main. Quand sa tête était tombée, toute son assise politique s’était aussitôt évaporée.

Cette condamnation avait été la décision la plus difficile qu’elle ait jamais prise à l’époque –, mais elle n’avait pas fléchi. D’une façon un peu perverse, elle savait qu’elle serait même toujours un peu reconnaissante à Trois-Collines. Il avait montré à la seule personne pour qui cela comptait elle-même qu’elle était de la trempe dont on faisait les reines. Enfin, le sort réservé à cet homme avait suffi à encourager les derniers réticents à réévaluer leur position en admettant que Sharleyan n’était pas Ysbell.

Néanmoins, le désarroi manifeste dans certains regards ce jour-là ne la surprenait pas. De toute évidence, les hommes à qui appartenaient ces yeux se doutaient qu’ils n’aimeraient pas beaucoup sa décision.

Et ils ont raison, pensa-t-elle. Ils n’imaginent même pas à quel point.

— Comme vous le savez tous, reprit-elle, le roi Cayleb de Charis nous a envoyé son premier conseiller en qualité d’émissaire personnel. J’ai bien conscience des réserves exprimées par certains membres du Conseil, selon lesquels il était, voyons… imprudent de recevoir le comte de Havre-Gris. Ou n’importe quel représentant de Charis, du reste. Je n’ignore rien non plus de ce qui sous-tend ces appréhensions. Cependant, messeigneurs, même le plus habile des capitaines à la barre du plus sain des bâtiments ne saurait survivre à une tempête en faisant comme si elle n’existait pas. Je n’en doute pas, nous préférerions tous le calme à la tourmente, mais nul ne choisit l’époque où il vit. Aussi ne pouvons-nous que prier pour que Dieu nous guide dans les décisions à prendre face aux épreuves que le monde dresse devant nous.

» À l’heure qu’il est, nous sommes toujours en guerre avec Charis. Par malheur, ce conflit ne donne pas les fruits escomptés. Je sens d’ailleurs que je ne surprendrai personne ici en affirmant que la décision d’y participer n’a jamais été vraiment la nôtre.

Plusieurs conseillers, dont son oncle, remuèrent sur leur chaise, mal à l’aise. Deux ou trois paires d’yeux pivotèrent vers le père Carlsyn, lequel s’était contenté de croiser les mains devant lui, la tête penchée sur le côté, pour écouter la reine et l’observer de ses prunelles vives et alertes.

— Bien sûr, poursuivit Sharleyan, Chisholm a « accepté » de se joindre à la ligue de Corisande et à la principauté d’Émeraude, mais uniquement sous la forte… incitation du chancelier des Chevaliers des Terres du Temple. Ceux-ci attendaient de nous que nous aidions le prince Hektor contre Haarahld de Charis pour des raisons qui leur semblaient certainement excellentes mais qui, ne nous voilons pas la face, n’ont jamais revêtu une importance essentielle, ni même accessoire pour les intérêts de notre royaume. Rien ne nous opposait à Charis, alors que tout nous pousse à nous méfier de notre « allié » Hektor.

« Quoi qu’il en soit, nous avons accédé à la demande du chancelier Trynair lorsque l’archevêque Zherohm nous a transmis son message rédigé au nom des Chevaliers des Terres du Temple. (Son oncle, remarqua-t-elle, faisait la grimace chaque fois qu’elle prononçait ce titre officiel. Elle regretta de ne pas en être surprise.) Plusieurs raisons ont motivé notre décision mais, soyons francs, la première était la peur. La peur de ce que les Chevaliers risquaient de faire à Chisholm si nous déclinions leur « invitation ».

Elle marqua une pause avec un sourire glacial qui aurait dû faire bleuir le moindre pouce carré de peau exposée dans cette salle. Les traits de son oncle s’étaient crispés au mot « peur ». Un ou deux autres visages s’étaient figés en un masque sans expression.

Rien d’étonnant à cela, se dit-elle avec aigreur.

Elle sentit une tension douloureuse enfler en elle. C’était une sensation qu’elle avait déjà éprouvée : le sentiment aigu d’être en train de danser sur le fil d’une épée. Tous les monarques devaient connaître cette impression à un moment ou à un autre, songea-t-elle. Il lui était arrivé au moment de signer l’arrêt de mort du duc de Trois-Collines, par exemple d’endurer cette oppression, de présenter sa décision, puis de se retirer dans ses appartements pour vomir. De tels épisodes avaient été plus fréquents au cours de ses deux premières années de règne, toutefois. Désormais, elle accueillait ces épreuves avec plus de sérénité. C’était la preuve qu’elle faisait son travail, qu’elle assumait les difficultés qui se dressaient devant elle. Elle devait même avouer avoir pris goût à cette certitude durement acquise d’être douée pour ce à quoi sa naissance l’avait appelée, de s’employer à prendre des décisions importantes, de n’avoir pas le droit de se tromper si elle voulait un jour retrouver son père et le regarder en face sans rougir de honte. Ce n’était pas le pouvoir qui lui donnait des ailes mais sa détermination à faire de son mieux et sa satisfaction du devoir accompli. Ce devait être ce que ressentait un athlète de haut niveau quand il donnait le meilleur de lui-même à l’entraînement pour repousser les limites du possible. C’était une exaltation qui naissait de son corps et non des cris d’adulation de son public. Ou peut-être, comme elle se le disait parfois, était-ce semblable à ce qu’éprouvait un bretteur au cours de ce fugitif instant où il s’avançait en retenant son souffle pour entrer en lice.

Ou plutôt, reconnut-elle en son for intérieur, à ce qu’il ressent quand son adversaire dégaine son épée.

— Messeigneurs, poursuivit-elle avec une intonation plus cinglante, y a-t-il quelqu’un autour de cette table qui oserait prétendre que Haarahld de Charis avait vraiment l’intention d’envahir Corisande ? qu’il nourrissait le projet pernicieux de prendre le contrôle de tous les échanges commerciaux de la planète ?

— Si vous permettez, Votre Majesté, dit le duc de La Ravine sur un ton d’une neutralité étudiée et presque douloureuse, cela semble être le cas à présent.

— En effet, Votre Grâce. « À présent. » La nuance est de taille, non ? Charis vient de repousser l’offensive de pas moins de cinq flottes ennemies, dont la nôtre. Le roi Cayleb sait très bien sous quel prétexte les Chevaliers des Terres du Temple ont orchestré cette agression, qui a conduit à la mort de son père. (Elle plongea son regard dans celui de son oncle.) Ce dont Charis n’a jamais cherché à s’emparer en temps de paix pourrait bien lui devenir indispensable en temps de guerre pour survivre à l’hostilité dont elle est victime.

Je vous en prie, oncle Byrtrym…, tenta-t-elle de lui faire comprendre derrière l’assurance de façade exprimée par ses yeux calmes et ses lèvres fermes. Je connais votre opinion, mais soutenez-moi sur ce point.

Le duc ouvrit la bouche, puis la referma.

— La vérité, messeigneurs, reprit-elle en voyant son oncle résister temporairement à l’envie de protester, c’est que j’ai été contrainte à attaquer un voisin pacifique et que cette agression visant à anéantir Charis s’est soldée par un échec cuisant. Voilà, entre autres faits incontestables, ce dont le comte de Havre-Gris est venu discuter en Chisholm sur ordre du roi Cayleb.

Par la fenêtre de la chambre du Conseil, le lointain sifflement strident d’une vouivre de proie fendit le lourd silence qui s’était installé autour de la table. Tous les regards étaient rivés sur Sharleyan. Un ou deux visages étaient d’une pâleur révélatrice.

— Messeigneurs, les Chevaliers des Terres du Temple ont ordonné la destruction de Charis, mais ils ont échoué. Et je crois qu’ils continueront d’échouer. Mais si jamais il leur était permis de provoquer l’annihilation d’un royaume pour des motifs arbitraires, ils ne s’arrêteraient pas là et réserveraient le même sort à d’autres pays. J’ai utilisé tout à l’heure l’image d’un navire pris dans la tourmente, et ce non sans raison. Ensemble, nous avons essuyé bien des tempêtes depuis mon accession au trône, mais l’ouragan qui menace de balayer Sanctuaire ne sera comparable à rien de ce que nous avons jamais vécu. Aucun havre ne permettra de s’en protéger, messeigneurs. Il faudra l’affronter et y survivre en mer, au cœur même du tonnerre, de la foudre et du vent. N’en doutez pas. Ne l’oubliez jamais. Enfin, messeigneurs (ses prunelles marron étaient dures comme de l’agate polie), n’oubliez jamais non plus qui a provoqué ce cataclysme.

Le duc de La Ravine redressa les épaules et serra la mâchoire. Il avait été rempli de désarroi quand sa reine avait refusé de livrer Havre-Gris à Tiang, mais il l’avait accepté. Tiang aussi, du reste, même si nul ne se serait trompé sur la fureur du délégué archiépiscopal originaire de Harchong. Malheureusement pour lui, il avait exigé qu’on lui remette l’émissaire de Cayleb en tant que représentant de l’Église Mère en Chisholm, sans réfléchir au fait que c’étaient les Chevaliers des Terres du Temple et non l’Église de Dieu du Jour Espéré qui avaient déclaré la guerre à Charis, comme venait de le souligner Sharleyan. Sans instructions spécifiques de Sion, Tiang avait hésité à renoncer à la fiction juridique selon laquelle il existait une différence entre les deux.

Ce qui ne veut pas dire que qui que ce soit au monde y croie, songea la reine en observant la physionomie et la posture de son oncle.

— Vous l’avez tous deviné, j’en suis certaine, poursuivit-elle d’une voix claire et posée, le roi Cayleb a dépêché auprès de nous le comte de Havre-Gris pour nous proposer une alliance. Il nous a déjà restitué nos bâtiments de guerre du moins ceux qui n’ont pas sombré au cours de la bataille pour laquelle nous avions reçu l’ordre de les mobiliser et il a souligné, non sans raison, que Chisholm et Charis ont beaucoup plus de points communs que de différences en ce qui concerne leurs menaces et leurs ennemis.

— Votre Majesté, je vous supplie d’y réfléchir avec la plus grande attention, intervint La Ravine en affrontant le regard de sa nièce. Vous avez pris garde à ne parler que des « Chevaliers des Terres du Temple » et personne dans cette salle ne doute de ce qui motive de telles précautions oratoires. Pourtant, ce ne sont pas eux que défie Charis, mais l’Église Mère. Pour des raisons qui lui appartiennent, si sûr qu’il soit de son bon droit, Cayleb ne s’est pas contenté de dénoncer l’offensive lancée contre lui. Non, Votre Majesté. Il a cru bon de nier à l’Église Mère la prérogative qui est la sienne de nommer ses propres archevêques. Il l’a accusée de corruption, de tyrannie et de trahison de la volonté de Dieu. Il a informé le grand-vicaire en personne que Charis ne se soumettrait plus jamais à son autorité. Quelle que soit la façon dont il se justifie à ses yeux et aux nôtres –, il est allé trop loin en menaçant l’inviolabilité et la suprématie de l’Église de Dieu.

Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais s’interrompit avec un brusque mouvement de tête. C’était un geste sec et abrupt, et le silence tomba de nouveau dans la salle du Conseil.

— Votre Grâce… mon oncle, dit doucement Sharleyan, je sais ce que vous en pensez. Croyez-moi, je le sais. Je ne voudrais pour tout l’or et la puissance du monde vous causer tant de douleur, mais je n’ai pas le choix. Le chancelier Trynair et le vicaire Zhaspyr ne m’en laissent aucun. Il me faut soit participer au meurtre d’une victime innocente, en sachant que Charis ne sera que la première d’une longue série, soit m’opposer aux Chevaliers des Terres du Temple.

— C’est de l’Église de Dieu que vous parlez, Sharleyan, murmura La Ravine. Appelez-la « Chevaliers des Terres du Temple » si vous voulez. Cela ne changera rien à la vérité.

— Ni au fait que ce sont ces hommes qui ont déclenché cette guerre, oncle Byrtrym, et ce sans envoyer d’avertissement, sans exposer d’exigences, sans lancer d’enquête. Ils ne se sont jamais donné la peine de se pencher sur la réalité. Ils se sont contentés d’ordonner à cinq royaumes d’en détruire un sixième, sans y accorder plus d’attention qu’au choix d’une paire de chaussures, tout ça parce qu’il n’était pas digne de leur considération de s’assurer que les milliers et milliers d’enfants du Seigneur qu’ils invitaient à tuer méritaient vraiment de mourir. C’était leur décision, pas celle de Dieu. En aucun cas. Ça aussi, c’est la vérité, et vous le savez aussi bien que moi.

— Quand bien même, pensez à ce vers quoi tout cela nous mène. Si vous vous alliez à Charis et que celle-ci s’effondre, alors Chisholm tombera avec elle. En revanche, si Charis l’emporte, vous vous, Sharleyan serez autant responsable devant Dieu que Cayleb d’avoir anéanti l’autorité de l’Église à laquelle Langhorne nous a commandé d’obéir au nom du Seigneur pour le salut de nos âmes.

— C’est vrai, mon oncle, mais cette Église dont vous parlez est contrôlée par des hommes. Des hommes qui ont trahi la confiance du Seigneur. Si je me range de leur côté, alors je cautionnerai le meurtre d’innocents et la perversion de la volonté du Tout-Puissant au nom de Son Église. J’en serai même complice ! Cela m’est impossible. Je m’y refuse. Devant Dieu, je m’y refuse.

Le visage de La Ravine s’allongea et blêmit. Sharleyan secoua la tête avec tristesse, mais fermeté.

— Je vous ai dit que le roi Cayleb nous a proposé une alliance, reprit-elle en embrassant de nouveau l’assemblée du regard. En vous disant cela, je ne vous ai pas menti, mais je ne vous ai pas non plus dit toute la vérité. En effet, messeigneurs, ce n’est pas seulement une alliance que propose Cayleb, mais un mariage.

Un éclair invisible frappa la chambre du Conseil. Des hommes s’écartèrent d’un bond de la table, la mine éberluée, scandalisée, terrorisée. D’autres se redressèrent brusquement sur leur siège, une lueur au fond des yeux. En tout cas, quelle qu’ait été leur réaction, il était évident qu’aucun n’avait jamais soupçonné ce qu’elle venait de leur confier.

Le duc de La Ravine fixa sur sa nièce un regard horrifié. Elle lui en renvoya un plus doux, en voyant en lui l’oncle aimé qui, avec Vermont, avait toujours été son bouclier, l’avait élevée, avait vu avec une fierté non dissimulée une petite princesse devenir reine.

— Croyez-moi, messeigneurs, dit-elle d’une voix en acier trempé, il n’est de fardeau que je n’endosserais au service de Chisholm et du peuple que Dieu m’a confié. Il n’est de danger que je n’affronterais. Il n’est de choix que je ne ferais. Après mûre réflexion, je ne vois qu’une réponse possible, qu’une décision que je puisse prendre sans manquer à mon devoir envers Dieu, Chisholm et moi-même. Et cette décision, je l’ai prise.

La Ravine secoua la tête en silence, les yeux semblables à deux creusets percés dans son visage. Sharleyan se força à ne rien voir et poursuivit d’une voix forte et inflexible :

— Cayleb de Charis m’a proposé un mariage honorable avec une égalité parfaite entre nos deux royaumes, et j’ai décidé d’accepter son offre. Moi, Sharleyan. J’entends n’en discuter avec personne et je ne reviendrai pas dessus. Comme l’a dit Cayleb, et comme le Seigneur en est témoin, je ne puis autrement.

.X.
Palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis

Il était très tard, ou très tôt, selon le point de vue. Assis à son bureau dans ses appartements modestes, mais confortables, du palais de Tellesberg, Merlin Athrawes s’employait à remonter de ses longs doigts habiles le pistolet dont les pièces étaient disposées devant lui. Si quelqu’un avait ouvert la porte à ce moment précis, il aurait pu s’interroger sur ce qui poussait le capitaine Athrawes à effectuer une tâche aussi complexe dans l’obscurité. Bien sûr, la chambre n’avait rien d’obscur pour un ACIP équipé d’amplificateurs de lumière, mais cela ne changeait rien à l’affaire : ses yeux avaient beau être ouverts et dirigés sur l’arme qu’il manipulait, Merlin regardait en fait tout autre chose.

Les toutes dernières captations de ses PARC déployées à la surface de Sanctuaire défilaient derrière ces paupières ouvertes tandis qu’il travaillait. À mesure que prenait de l’ampleur la lutte menée contre le Groupe des quatre et ses intermédiaires, les événements qu’il s’efforçait de suivre se multipliaient et il recevait par conséquent de plus en plus d’images. À vrai dire, elles étaient trop nombreuses pour qu’il puisse les étudier en détail, même avec l’aide d’Orwell, sans compter qu’en tant que chef de la garde personnelle de Cayleb il avait désormais encore moins de temps à leur consacrer.

À la fin de la dernière séquence du jour en provenance d’Émeraude, il fit la grimace.

— Résume-moi tout ça pour Tonnerre-du-Ressac, Orwell. Format standard.

— Oui, commandant, répondit l’IA.

Merlin hocha la tête avec satisfaction. L’ordinateur utiliserait l’interface graphique de la caverne nichée au cœur des monts Styvyn dont Merlin avait fait sa base avancée charisienne pour produire un récapitulatif complet de ce qui s’était déroulé ce jour-là en Émeraude. Il emploierait pour cela l’écriture manuscrite de Merlin, sur du papier sanctuarien ordinaire, sans oublier d’ajouter çà et là quelques taches d’encre et corrections minutieuses. Cela fait, Orwell ferait appel au rayon tracteur d’une PARC configurée en mode furtif pour livrer ce rapport et tous ceux préparés plus tôt à son maître par sa fenêtre ouverte. Les qualités rédactionnelles d’Orwell n’étaient pas tout à fait celles de Merlin, mais c’était un bon moyen de faire parvenir à Tonnerre-du-Ressac les informations dont il avait besoin sous forme écrite. Le baron devait se demander où le seijin Merlin trouvait le temps de prendre tant de notes mais, si tel était le cas, il faisait très attention à n’en rien montrer.

Merlin s’amusa de cette pensée, puis se concentra de nouveau sur le pistolet qu’il achevait de remonter. Il n’avait servi à rien de le démonter, mais cet exercice futile lui avait plu. Il lui était apparu qu’il aimait la façon dont s’agençaient les éléments de si subtils mécanismes. Il lui plaisait de voir émerger une fonction fiable et précise de l’assemblage attentif des pièces du puzzle. Par ailleurs, il avait eu envie de découvrir ce que ce pistolet avait dans le ventre.

C’était une parfaite copie des armes que Haut-Fond avait présentées à Merlin en même temps qu’il en avait remis une paire plus ouvragée à Cayleb. Il ne fallait pourtant pas se fier aux apparences, car les deux pistolets que possédait désormais Merlin avaient été fabriqués par Orwell à l’aide de l’unité de fabrication dissimulée dans la grotte de Nimue d’où étaient déjà sortis le katana, le wakizashi et l’armure en suracier du seijin. De l’extérieur, rien ne les distinguait des originaux. À l’intérieur, c’était très différent.

Chacun des membres du détachement personnel de Cayleb avait reçu sa paire de pistolets. Pourtant conscients de ce que cela pénaliserait les indispensables mousquets à canon rayé dans la répartition des capacités de production du royaume, L’Ile-de-la-Glotte, Haut-Fond et Howsmyn avaient insisté sur l’importance d’équiper ainsi la garde royale pour lui permettre de mieux assurer ses missions. Ces pistolets faisaient désormais partie de l’uniforme de ces hommes et Haut-Fond avait conçu un étui en cuir robuste et pratique pour les accueillir. Merlin approuvait globalement ce choix même si, malgré la précision meurtrière que leur conférait leur âme rayée, ces armes présentaient encore un inconvénient de taille. Malgré tous ses avantages en termes d’efficacité et de fiabilité par rapport à l’ancien système à mèche, la platine à silex demeurait vulnérable aux problèmes d’allumage. Or Merlin n’avait aucune intention de s’en accommoder dans la mesure où il était chargé de protéger la vie de Cayleb Ahrmahk.

Voilà pourquoi ses pistolets, contrairement à tous ceux existant à la surface de la planète, étaient équipés d’une batterie dissimulée dans leur crosse. Quand Merlin pressait la détente, le chien s’abaissait comme il se devait. Au même instant, un système d’allumage électronique installé à la base du canon émettait une vive étincelle. D’une façon ou d’une autre, se dit Merlin, le coup partirait s’il en avait besoin.

Il s’esclaffa tout seul, puis glissa ses deux armes dans leur étui, se leva et se dirigea vers la fenêtre de sa chambre pour admirer la capitale endormie sous la seule lumière de la lune que les « archanges » avaient nommée Langhorne. L’atmosphère était paisible et, l’espace d’un court instant, il ressentit un pincement de nostalgie envers l’organisme mortel de chair et d’os qui avait été celui de Nimue Alban. Il était capable de prouesses formidables, miraculeuses, grâce aux circuits moléculaires, détecteurs et muscles synthétiques de son ACIP. Il pouvait se passer de dormir et jouissait d’une espérance de vie s’il s’agissait bien d’une vie théoriquement infinie. En contrepartie, il ne connaîtrait jamais plus le bonheur de s’effondrer du sommeil du juste en sachant qu’une nuit de repos effacerait une fatigue qui lui était désormais étrangère. Il en avait été privé par la mort du corps de Nimue.

Oh ! arrête un peu de te lamenter sur ton sort ! se réprimanda-t-il. Un de ces quatre, tu vas finir par te plaindre de ne plus craindre non plus les caries dentaires !

Il pouffa de rire, se raidit et se détourna brusquement de la fenêtre afin de se replonger dans les rapports de ses PARC.

Cayleb Abrmahk ouvrit les yeux. Il scruta l’obscurité et se redressa sur son séant en entendant de nouveaux coups secs à la porte de sa chambre.

— Entrez ! fit-il avant que son mystérieux visiteur frappe une troisième fois.

Personne ne serait passé sans raison légitime devant des gardes placés sous le commandement de Merlin, et Cayleb avait assez de dignité pour ne pas s’embarrasser du protocole. Il sauta de son lit et tendit le bras vers la robe de chambre que lui avait laissée Gahlvyn Daikyn à toutes fins utiles. Il ne l’avait qu’à moitié enfilée quand le battant pivota sur ses gonds.

— Votre Majesté.

Merlin apparut dans l’embrasure. Il s’inclina légèrement et Cayleb écarquilla les yeux. Après tout ce temps, il n’était toujours pas au courant de tout ce que préparait Merlin, mais savait on ne pouvait plus clairement qu’il avait besoin de beaucoup de temps pour le faire. Puisqu’il lui était à l’évidence plus pratique de s’y consacrer quand tout le monde dormait, c’était presque toujours le lieutenant Franz Ahstyn, son second, qui assurait le quart de nuit devant la chambre du roi.

L’apparition soudaine de Merlin n’en fut que plus intrigante.

En espérant qu’« intrigant » soit le terme qui convienne, se dit Cayleb en se souvenant d’autres visites nocturnes du seijin.

— Entrez, Merlin ! lança-t-il tout haut à l’intention des autres gardes en nouant la ceinture de sa robe de chambre. Fermez la porte.

— Certainement, Votre Majesté, murmura Merlin.

Il entra et tira le battant derrière lui.

— Et maintenant, fit Cayleb d’un ton plus acerbe, si vous me disiez pourquoi vous me tirez du lit au milieu de la nuit, cette fois ?

— Parce que, Votre Majesté, ce n’est plus « le milieu de la nuit ». Nous ne sommes plus qu’à une heure de l’aube et il se trouve que Chisholm a cinq heures d’avance sur nous. (Cayleb sursauta et écarquilla les yeux.) J’ai failli attendre votre lever pour vous en parler, mais il m’est apparu que, si justifiée qu’aurait été ma patience, vous risquiez dans l’impétuosité de votre jeunesse de ne pas le voir de cet œil. À force d’y réfléchir, j’ai fini par craindre que ce grain de folie qui vous anime parfois vous donne à croire que je me sois montré négligent en manquant à vous réveiller sur-le-champ. Quoi que je puisse en penser, en tant que serviteur loyal de la Couronne, il était de mon devoir de…

— Si vous ne tenez pas à découvrir s’il est possible ou non à un simple mortel d’étrangler un seijin, je vous recommande de me dire tout de suite ce qui vous amène ! Et non pas de me détailler vos atermoiements à me tirer du lit !

— Bon, si vous le prenez ainsi…, fit Merlin d’un air pincé. (Cayleb serra le poing avec une vigueur remarquable et son garde du corps sourit.) Très bien, Cayleb, dit-il avec plus de douceur. Pardonnez-moi. Je n’ai pas pu résister à l’envie de vous taquiner.

— Vous…, fit le jeune souverain en serrant les dents. Vous avez un sens de l’humour vraiment particulier. Vous le savez ?

— Tout à fait, Votre Majesté. (Il posa la main sur l’épaule du roi.) Elle a décidé de dire « oui ».

.XI.
Baie du Nord
Principauté d’
Émeraude

— Silence ! Bougres d’empotés ! chuchota messire Dunkyn Yairley. Vous êtes des marins, pas des putains avinées à une noce !

Quelqu’un laissa échapper un petit rire sous le couvert de l’obscurité. Sans en avoir la certitude, Yairley crut reconnaître Stywyrt Mahlyk, le patron de son canot : le gloussement était monté de l’arrière, et Mahlyk tenait la barre de l’embarcation qui glissait en douceur et en silence quoi qu’en pense le capitaine sur les eaux de la baie.

S’il y avait un homme qui ne pouvait pas être à l’origine de cette démonstration d’hilarité, c’était bien le matelot dont un mouvement malencontreux du pied avait fait tomber avec un bruit métallique retentissant l’un des coutelas entassés au fond du canot, ce qui avait valu à l’équipage l’admonestation fleurie de son capitaine. En tout cas, après la volée de coups que lui avaient assenée deux de ses camarades en récompense de sa maladresse, le malheureux ne risquait plus de se faire entendre avant un bon moment, et Yairley ne l’ignorait pas. Par ailleurs, tous ces marins avaient été triés sur le volet en fonction de leur expérience. Ils savaient ce qu’ils faisaient.

Yairley aussi, même s’il éprouvait une drôle d’impression à commander ce qui revenait à une vulgaire expédition d’enlèvement. En tant que commandant de l’un des plus puissants galions de la Marine royale de Charis, il s’était cru au-dessus de telles sottises. Par malheur, cette « vulgaire expédition » comptait trois bonnes centaines de fusiliers et près de quatre cents marins. Il fallait un capitaine de vaisseau pour les encadrer, quelle que soit l’origine de ces hommes.

Assis à l’avant du canot, il tenta de percer l’obscurité devant lui pour distinguer les autres embarcations. Il faisait plus noir qu’au fond de la botte de Shan-wei et il distinguait à peine les deux plus proches. Toutes les autres étaient invisibles, ce qui n’était pas plus mal, songea-t-il. Si lui ne les voyait pas, les défenseurs de la baie du Nord avaient toutes les chances de ne pas les voir non plus. C’était tout l’intérêt de lancer une offensive une fois la lune couchée, ce qui ne le consolait pas de se retrouver aveugle dans de telles circonstances…

Arrête de te tracasser, Dunkyn ! se réprimanda-t-il. Tu as plus qu’assez d’hommes pour mener à bien cette mission. Tu as la frousse, c’est tout.

Eh bien, oui, c’était vrai. Il n’en menait pas large, bien qu’un officier de la Marine royale de Charis n’aurait jamais dû l’admettre, même en son for intérieur. Les marins de Sa Majesté étaient censés se montrer courageux, audacieux et impatients d’engager le combat. Messire Dunkyn Yairley connaissait son devoir. Il était prêt à l’affronter stoïquement. Pourtant, au fond de lui, il avait toujours douté de sa bravoure. Il ignorait ce qu’il en était des autres officiers, mais il n’avait jamais remarqué chez eux de signes indiquant qu’ils avaient eux aussi les mains moites et l’estomac noué.

Cela veut seulement dire qu’ils le cachent mieux que toi, se dit-il. C’était bien joli, et sans doute vrai, mais cela ne le rassurait guère dans l’instant présent. Évidemment, il…

— Là, capitaine !

Le demi-murmure l’interrompit dans ses pensées. Il tourna la tête lorsque le jeune garde-marine recroquevillé à côté de lui tendit le bras pour lui tapoter l’épaule. Yairley regarda dans la direction indiquée en plissant ses yeux plus âgés et moins perçants, puis opina brusquement du chef.

— Bien vu, monsieur Aplyn-Ahrmahk, dit-il doucement avant de se tourner vers l’arrière, où il devina à peine Mahlyk dans la chambre. Venez de deux quarts sur tribord. Allumez le fanal.

En écoutant son équipage transmettre ses ordres à mi-voix de banc de nage en banc de nage jusqu’à ce qu’ils aient atteint Mahlyk, le capitaine songea au garçon accroupi à son côté. Avoir embarqué un duc royal quelle que soit la façon dont il avait obtenu ce titre pour une mission pareille risquait de ne pas être très bon pour son avancement. Il était de tradition en Charis que les membres de la famille royale effectuent leur service militaire dans la Marine et y fassent leurs preuves comme tout un chacun. Pourtant, Yairley n’arrivait pas à s’ôter de l’esprit que l’officier pendant le quart duquel ce marin « comme les autres » venait à trouver la mort risquait de se faire légèrement remonter les bretelles. Néanmoins, il ne serait profitable pour personne, à commencer par l’intéressé, de l’envelopper de soie de coton. En outre, le capitaine avait fait du jeune Aplyn-Ahrmahk son assistant personnel de manière à lui éviter certains ennuis potentiels. Par ailleurs…

Il s’interrompit dans ses pensées en voyant une pâle lueur émaner de la lanterne sourde lorsque le marin posté à côté de Mahlyk en ouvrit le volet à l’intention des chaloupes qui les suivaient, en faisant écran de son corps pour la dissimuler à quiconque se trouverait à terre.

Un instant plus tard, l’embarcation changea de cap tandis que les marins souquaient plus ferme et que Mahlyk gouvernait vers les maigres points de lumière portés à l’attention du capitaine grâce à la vigilance du petit garde-marine.

 

Le chef de bataillon Harmyn Bahrkly fit pencher sa chaise en arrière, s’étira et bâilla à s’en décrocher la mâchoire. C’était presque la Veille de Langhorne, la période de trente et une minutes séparant la dernière et la première heures de la journée. En théorie, Harmyn aurait dû passer cette demi-heure à méditer sur les bontés de Dieu et son devoir envers les archanges et le Seigneur. Dans la pratique, il la passait cette nuit-là à s’efforcer de rester éveillé.

Il cessa de bâiller et laissa la chaise se remettre d’aplomb. Les lampes à huile dispensaient dans son bureau chichement meublé une lumière diffuse, mais chétive. Derrière la porte, un commis et un planton faisaient sans nul doute eux aussi de leur mieux pour ne pas s’endormir. Bien sûr, ce devait être moins difficile pour eux que pour Harmyn. Ils n’avaient probablement pas passé l’essentiel de la nuit précédente à se saouler dans une taverne du port, eux.

Et je ne m’y serais pas laissé aller non plus si j’avais su que je serais de garde ce soir, se dit-il avec aigreur.

Hélas ! ses supérieurs ne lui avaient pas demandé son avis quand ils avaient pensé à lui pour remplacer le chef de bataillon Tyllytsyn. Celui-ci n’assurerait plus de quart de nuit avant un bon moment. Néanmoins, dans son malheur, il avait eu plus de chance que son cheval. La pauvre bête s’était coincé un sabot dans un trou de lézard et, comme son cavalier, s’était cassé un membre. La différence entre Tyllytsyn et sa monture était que, si le premier s’était fait remettre ses os en place et immobiliser la jambe dans un plâtre, la seconde, elle, s’était fait abattre. Peu après, un certain chef de bataillon Harmyn avait appris qu’il occuperait le poste du blessé jusqu’à ce que le colonel en décide autrement.

Heureusement, il ne risque pas de se passer quoi que ce soit cette nuit, pensa-t-il.

 

Le capitaine de vaisseau Yairley regarda avec impatience le deuxième canot du Torrent surgir peu à peu de la nuit. Il était content de le voir, car il était commandé par son second, le lieutenant de vaisseau Symyn. En revanche, une chaloupe au moins s’était à l’évidence égarée avec les trente-cinq hommes qu’elle contenait.

Rien de surprenant à cela. Si aucune embarcation n’avait manqué à l’appel, voilà qui aurait été proprement stupéfiant. Tous les capitaines de la Marine royale de Charis connaissaient la première loi du combat naval : si quelque chose risquait de mal tourner, c’était toujours ce qui se produisait. Par ailleurs, réussir à maintenir en position une vingtaine de canots, de chaloupes et de yoles menés à l’aviron sur une distance de douze milles par une nuit d’encre aurait tenu du miracle aux yeux de n’importe quel marin.

Le problème était que Yairley n’y voyait goutte au-delà de sa position immédiate, hormis quelques halos de lumière épars. Il avait mis sur pied le plan le plus simple possible et l’avait très soigneusement expliqué à tous les officiers invités à la fête. Chacun s’était vu expliquer son rôle au moins deux fois et avait reçu des instructions de secours dans l’éventualité où l’un d’eux n’arriverait pas à destination à l’heure dite. Malheureusement, cela ne voulait pas dire qu’ils avaient compris ce qu’ils avaient à faire. Quand bien même, il n’y avait aucun moyen de prédire les erreurs de navigation qu’avaient pu entraîner les caprices du vent et des courants. Il était même possible que seuls les cinq esquifs en vue de Yairley aient atteint leur objectif.

Arrête un peu ! Il secoua la tête. Ils sont forcément là… quelque part. Et ils attendent tous ton signal.

Le canot de Symyn accosta la chaloupe de Yairley. Des mains jaillirent pour solidariser les deux embarcations et le capitaine se pencha vers son second.

— Je nous crois en position, dit-il à voix basse. Je n’en suis pas certain, cela dit. Ceci… (il désigna d’un grand geste l’appontement devant lequel les esquifs dansaient sur l’eau, balancés par la houle) doit être l’embarcadère oriental, si nous sommes bien à l’endroit prévu.

Symyn hocha la tête comme s’il ne savait pas déjà tout cela et Yairley esquissa un maigre sourire.

— Qu’il s’agisse de l’embarcadère oriental ou non, c’en est bien un et nous nous en contenterons. Prenez votre canot et les chaloupes du Défenseur, et passez de l’autre côté. Je conduirai les autres de ce côté-ci.

— Bien, capitaine.

Les ordres se transmirent. Symyn et les embarcations placées sous son commandement s’éloignèrent doucement.

Yairley leur accorda plusieurs minutes pour prendre position, puis sa chaloupe prit la tête des barques restantes pour les mener vers la côte le long du ponton, en direction de la masse sombre la plus dense formée par les galions amarrés de chaque côté.

 

Les deux sentinelles postées sur l’embarcadère oriental scrutaient tristement l’obscurité. Il n’y avait guère plus ennuyeux que de surveiller le front de mer déserté d’un port en état de blocus. En temps normal, ces soldats auraient pu au moins espérer être appelés à la rescousse par la garde municipale pour mettre un terme à une bagarre entre ivrognes, mais les marins dont les bâtiments étaient immobilisés à quai n’avaient plus un sou pour partir en bordée. En outre, les autorités de la ville avaient décrété un couvre-feu dont l’objectif essentiel était d’éloigner des rues assoupies les indésirables débarqués des navires marchands. Par conséquent, les factionnaires n’avaient rien d’autre à faire que de rester plantés là, le regard tourné vers la mer, comme si la prévention d’une attaque charisienne dépendait de leur seule vigilance.

De plus, ils savaient parfaitement que les soldats de la compagnie censée se tenir sur le quivive, prête à réagir instantanément à toute alerte de leur part, étaient sans nul doute en train de jouer aux dés dans leur caserne, tandis qu’eux se tenaient là, debout dans le noir. Ce n’était pas de s’amuser pendant le service qu’ils reprochaient à leurs camarades. C’était de le faire sans eux ! Cela étant…

L’un d’eux entendit quelque chose par-dessus le murmure de la brise et des vagues léchant les rochers. Curieux, il se tourna dans la direction du bruit à l’instant où un bras vigoureux lui serra le cou par-derrière. Estomaqué, il leva les mains d’instinct pour agripper cette barre asphyxiante d’os et de muscles. C’est alors qu’un poignard acéré s’insinua sous ses côtes pour remonter jusqu’à son cœur et qu’il perdit tout intérêt pour ce qui avait bien pu l’alerter.

À l’autre bout du ponton, son compagnon eut encore moins le temps de réagir. Le capitaine grogna son approbation en découvrant les deux corps après avoir escaladé l’échelle de l’embarcadère, Aplyn-Ahrmahk sur ses talons.

— Bon travail, dit-il au vieux loup de mer à la peau couverte de tatouages qui avait présidé à l’élimination des sentinelles.

Un kraken n’aurait pas eu à rougir du sourire qu’il reçut en réponse. Non pour la première fois, Yairley se demanda quel emploi occupait cet homme avant de s’engager dans la Marine.

Il vaut sans doute mieux ne pas le savoir, se dit-il comme toujours en faisant quelques pas en arrière tandis que l’équipage de sa chaloupe envahissait la plateforme.

Il compta les têtes avec autant de soin que possible dans l’obscurité. Les marins et les fusiliers se répartirent par groupes prédéfinis. Coutelas et baïonnettes réfléchirent d’un éclat terne la pâle lueur des lanternes du ponton. Le capitaine regarda les soldats amorcer leur mousquet. C’était un don du ciel que les toutes nouvelles « platines à silex » n’aient besoin d’aucune mèche lente allumée : les fusiliers pourraient se tenir prêts à tirer sans ressembler à une nuée de lézards luisants perdus dans le noir. En contrepartie, ce système augmentait le risque de coups accidentels, car il privait le mousquetaire de tout indice visuel signalant que son arme était chargée. Voilà pourquoi Yairley avait prévenu ses hommes du destin funeste qui attendrait quiconque s’aviserait de glisser de la poudre dans son arme au cours de la longue navigation d’approche.

De toute façon, si je les y avais autorisés, l’amorce aurait été trempée par les embruns.

— Parés, capitaine, chuchota le lieutenant de vaisseau Symyn.

Yairley tourna la tête et découvrit à côté de lui un jeune officier rayonnant d’enthousiasme.

— Bien, lâcha-t-il malgré l’aigreur que lui causa cette fougue juvénile. N’oubliez pas : attendez d’avoir entendu les premières grenades.

— À vos ordres, capitaine, répondit Symyn comme si Yairley ne lui avait pas fait cette recommandation au moins trois fois au cours des préparatifs de l’opération.

 

Les sentinelles de l’embarcadère s’étaient montrées injustes envers leurs camarades. Aucune partie de dés n’avait eu lieu ce soir-là. En effet, les jeux de la veille avaient été interrompus par une visite impromptue du chef de la compagnie, qui n’avait pas été ravi de sa découverte. Après quelques remarques lapidaires sur la discipline, l’aptitude au combat et l’ascendance probable de ces hommes, le chef de bataillon Tyllytsyn les avait informés du sort déplaisant qui serait réservé au prochain qui oserait se divertir pendant le service. Même s’il s’était par la suite cassé la jambe ce qui, selon une ou deux âmes peu charitables, avait dû relever de la justice divine –, nul ne doutait qu’il avait fait part de ses observations au chef de bataillon Harmyn. Or ce dernier avait la réputation d’être encore moins compréhensif que son prédécesseur. Dans de telles circonstances, il avait paru sage à tout le monde de faire profil bas pendant une quinquaine ou deux.

Ainsi, au lieu de s’agglutiner par terre autour de leurs cornets à dés et de leurs jeux de cartes, ils s’activaient à des dizaines de menus travaux domestiques : ravaudage des uniformes, astiquage des cuivres, nettoyage du matériel, affûtage des coutelas, poignards et épées.

Un fracas de verre brisé interrompit impoliment ces calmes activités. Comme un seul homme, les soldats tournèrent la tête vers la fenêtre cassée et leur expression interloquée se mua en tout autre chose lorsque les globes de fer munis d’une amorce étincelante tombèrent sur le plancher avec un bruit sourd.

Un fantassin, plus vif que ses compagnons, se jeta sur la grenade la plus proche. Il s’en saisit et pivota sur lui-même pour la relancer par où elle était entrée, mais il n’en eut pas tout à fait le temps. Le projectile n’avait parcouru que quatre pieds après avoir quitté sa main quand il explosa et le tua sur le coup.

Si la mèche de cette bombe avait été un peu plus longue, cela n’aurait rien changé : il y en avait une dizaine en tout. Le calme de la caserne se désintégra en un tumulte d’horreur et de hurlements lorsque tous les engins détonèrent presque simultanément.

 

— Maintenant ! cria le lieutenant de vaisseau Hahl Symyn lorsque la détonation des grenades résonna dans son dos.

Ses différents groupes de marins s’étaient déjà répartis par équipes de deux. Dans chaque binôme, le militaire muni d’une mèche lente allumée mit le feu à l’un des dispositifs incendiaires de son camarade, puis se recula tandis qu’on enfonçait les portes et fracassait les fenêtres. Un mélange enflammé de brai et de naphte saupoudré de poudre à canon s’engouffra par les soudaines ouvertures dans les entrepôts des quais tandis que d’autres équipes prenaient d’assaut les galions et les embarcations portuaires amarrés à l’embarcadère.

Des tourbillons de fumée et des flammes rougeoyantes montèrent dans la nuit jusqu’alors noire et paisible. D’autres feux se déclarèrent à mesure que les incendiaires atteignaient leurs cibles. Çà et là, des cris d’alarme s’élevèrent tandis que s’éveillait brusquement la ville de La Baie-du-Nord. Des coups de mousquet retentirent lorsque les fusiliers marins affectés au soutien de Symyn attaquèrent à revers les défenses du port. La nuit, seules deux pièces de chaque batterie étaient servies. La poignée de canonniers ensommeillés ne furent pas de taille à résister aux soldats qui fondirent sur eux dans les ténèbres. De nouveaux brasiers s’allumèrent sur le front de mer et le tonnerre d’une violente déflagration se répercuta quand l’une des bombes tomba dans une réserve inattendue de poudre à canon à bord d’une barge amarrée à un galion en cours de conversion en corsaire. L’explosion embrasa furieusement le navire et projeta des débris incandescents dans le gréement de trois autres bateaux, ainsi que sur les toits d’une bonne demi-douzaine d’entrepôts et de tavernes.

— Regardez, lieutenant ! hurla l’un des hommes de Symyn.

Ce dernier avisa les brèves et vives lueurs d’autres fusillades dans le noir régnant à l’ouest de la ville.

— C’est l’Infanterie de marine ! cria-t-il en retour. Impossible de savoir combien de temps le chef de bataillon Zheffyr parviendra à ralentir ces ordures. Dépêchez-vous !

— À vos ordres, lieutenant !

 

Le chef de bataillon Harmyn se leva d’un bond dès qu’il entendit les cris et les explosions. Il empoigna le fourreau de son épée et se rua sur la porte de son bureau en enfilant son baudrier. Son commis et son planton n’avaient pas encore quitté leur chaise quand il fit irruption dans l’antichambre.

— Aux armes, bon Dieu ! aboya-t-il en se précipitant sur le terrain de manœuvres par la porte d’entrée du bâtiment administratif, bordé de part et d’autre par les deux longs rectangles des casernements.

Des flammes dansaient et rougeoyaient déjà par les fenêtres des maisons de garnison. Une deuxième vague d’explosions se fit entendre lorsque les Charisiens jetèrent une dizaine de grenades dans chaque bâtisse. Les cris de certains blessés s’interrompirent brusquement, mais furent remplacés par d’autres hurlements de douleur.

Harmyn sentit sa gorge se nouer lorsqu’il comprit que l’assaillant avait déjà ôté à sa compagnie d’emprunt sa capacité à combattre de façon coordonnée. Il ignorait combien de « ses » hommes étaient morts ou blessés, mais même les rescapés seraient trop démoralisés et terrifiés pour offrir une résistance efficace.

Peut-être Tyllytsyn aurait-il réussi à les galvaniser, mais moi, j’en serai incapable, songea-t-il, morose. Ils ne me connaissent même pas ! Au nom de quoi m’écouteraient-ils au cœur d’un désastre pareil ?

Le crépitement des mousquets à l’ouest lui apprit qu’il n’avait aucun renfort à espérer. Par conséquent…

Le chef de bataillon Bahrkly Harmyn n’avait pas fait attention à la façon dont sa silhouette se détachait contre la fenêtre de la salle d’ordonnance illuminée dans son dos. Il ne s’en avisa jamais, pas plus qu’il n’entendit la détonation sèche du coup de fusil à canon rayé qui le tua.

 

Messire Dunkyn Yairley s’autorisa à ressentir un profond soulagement en observant le feu de mousqueterie aperçu par Symyn et entendu par Harmyn. À l’évidence, les fusiliers marins avaient réussi à prendre position pour couvrir la route menant à la forteresse principale, à l’ouest de la ville. D’après les renseignements des espions, au moins trois mille hommes étaient en garnison dans cette enceinte. Les deux cents soldats du chef de bataillon Zheffyr n’arriveraient sûrement pas à les retenir éternellement, mais la surprise et la confusion devraient les y aider un certain temps. Par ailleurs, la cadence de tir et les baïonnettes à anneau dont bénéficiaient les Charisiens devraient contribuer à équilibrer le combat.

Un canon tonna au sein du fort. Yairley n’avait aucune idée de ce qu’avaient visé les servants de cette pièce. Dieu sait combien la garnison devait être déboussolée par cette soudaine éruption de flammes et d’explosions au cœur de la ville endormie au pied de cet éminent promontoire. Les assiégés devaient même s’imaginer attaqués par des galions charisiens.

Une bonne vingtaine de navires étaient la proie des flammes. Le feu ne faisait encore que couver à bord d’autres bâtiments sur lesquels pleuvaient des étincelles, des tisons et des débris incandescents emportés par le vent. Les entrepôts desservant le port s’embrasaient les uns après les autres. Yairley espérait que la flambée ne s’étendrait pas aux habitations, mais une telle éventualité ne l’empêcherait pas de dormir de toute façon.

Il se tourna vers le miroir noir du bassin teinté d’écarlate par le torrent de flammes en crue, et vit ses embarcations se rapprocher des bateaux marchands à l’ancre un peu plus loin, tandis que s’en éloignaient d’autres esquifs, les marins de quart au mouillage ayant constaté leur terrifiante infériorité numérique.

Ils entendront certainement parler du concept d’« abandon de poste » dans la journée, songea Yairley. Ils n’auraient pourtant rien pu faire de plus – à part mourir – en tenant leur position.

— Très bien, monsieur Aplyn-Ahrmahk. Allumons nous aussi quelques foyers. Ensuite, il sera temps de rentrer.

— À vos ordres, capitaine ! répondit le garde-marine avec un grand sourire. (Il adressa un signe de tête à Stywyrt Mahlyk.) Avec moi, patron !

Il détala à toutes jambes sur les quais en soufflant sur sa mèche lente, tandis que Mahlyk sortait de sa besace la première de ses bombes incendiaires et que Yairley leur emboîtait le pas.

.XII.
Palais du prince Nahrmahn II
Eraystor
Principauté d’Émeraude

Le prince Nahrmahn leva les yeux de la dernière missive en date et fit la grimace.

— Eh bien, lâcha-t-il d’un ton neutre, voilà qui est ennuyeux.

Assis en face de lui, le comte de La Combe-des-Pins regarda son cousin sans parvenir à dissimuler son incrédulité. Nahrmahn remarqua son expression et poussa un grognement amusé. Il reposa la dépêche à côté de son assiette et se saisit d’une nouvelle tranche de melon.

— Dois-je comprendre que vous vous attendiez à une réaction plus vive de ma part, Trahvys ?

— Euh… oui.

— Pourquoi ? fit Nahrmahn en glissant un morceau de melon dans sa bouche. Même si nous avons reçu la nouvelle plus vite grâce au délégué archiépiscopal Wyllys, qui nous a autorisés à utiliser le réseau de sémaphores de l’Église, ce n’est pas une surprise, si ?

— Non, sans doute, répondit La Combe-des-Pins d’une voix lente en s’efforçant d’analyser l’humeur de Nahrmahn, qui lui semblait cacher quelque chose.

— D’un point de vue militaire, réduire en cendres La Baie-du-Nord n’avait aucun sens. Je m’attends du reste à constater des dégâts moins importants qu’annoncés dans ces premiers rapports. D’un point de vue politique, en revanche, c’était très habile.

— Que voulez-vous dire, Mon Prince ?

La Combe-des-Pins ne voyait rien de logique dans cette attaque. En dehors des deux petites galères de guerre et de cinq ou six navires marchands que le chef d’escadre Zhaztro était en train de convertir en croiseurs légers capables de franchir le blocus, la plupart des dégâts infligés lui semblaient relever du pur vandalisme. Les bâtiments de commerce amarrés aux quais et les entrepôts abandonnés, remplis de marchandises prenant la poussière à cause de la Marine de Charis, n’étaient pas ce qu’il aurait appelé « des cibles militaires stratégiques ». Sans compter que près de sept cents milles séparaient Eraystor de ce port, qui était loin d’être le plus important de la principauté.

— Ce que je veux dire, c’est que Cayleb ou plutôt l’amiral de La Dent-de-Roche, agissant conformément aux instructions de son roi a voulu m’envoyer un message.

Nahrmahn se coupa une autre tranche de melon et l’examina un instant d’un œil critique avant de lui faire prendre le chemin de ses grandes sœurs. Il se tourna vers La Combe-des-Pins.

— Les Charisiens veulent prouver que, tant qu’ils contrôleront les mers, ils pourront nous refaire subir la même chose chaque fois qu’ils le souhaiteront. Voyez-y si vous voulez un rappel appuyé du fait que, malgré tous les talents de Zhaztro, nous ne pouvons rien contre eux, alors qu’eux peuvent nous faire ce qu’ils veulent. J’en parlais hier encore avec Graisyn, d’ailleurs.

— C’est vrai ?

La Combe-des-Pins plissa les yeux d’un air interrogateur. Il savait que Nahrmahn s’était entretenu avec le délégué archiépiscopal Wyllys Graisyn, l’homme d’Église le plus éminent d’Émeraude depuis que l’archevêque Lyam Tyrn, en apprenant ce qui s’était passé dans l’anse de Darcos, avait brusquement décidé de rentrer à Sion pour y consulter ses collègues. Cependant, son cousin ne lui avait pas dit ce dont ils avaient discuté. Jusque-là, en tout cas, pensa-t-il en avisant le sourire quelque peu forcé de Nahrmahn.

— Notre bon délégué archiépiscopal s’inquiète de notre motivation en ce qui concerne la guerre contre Charis.

— Notre motivation ? répéta La Combe-des-Pins en clignant des yeux avec incrédulité. Croit-il qu’après Darcos et la mort de Haarahld, Cayleb pourrait voir en nous des alliés ?

Nahrmahn partit d’un petit rire sans joie.

— Je crois que cette fameuse lettre de l’archevêque Maikel pardon, de l’apostat hérétique et perfide Maikel Staynair au grand-vicaire a un peu… ébranlé Graisyn. Je ne crois pas qu’il ait accordé beaucoup plus de crédit que nous aux rumeurs selon lesquelles Haarahld aurait violé les Proscriptions, du moins tant qu’il ne s’agissait que de rayer Charis de la carte selon le calendrier établi par Clyntahn. Maintenant que le vent a tourné et que ces idiots du Groupe des quatre ont réussi à pousser Cayleb à se rebeller ouvertement, il se sent un tantinet mal à l’aise sous notre aile protectrice.

— Nahrmahn… (l’incrédulité de La Combe-des-Pins avait cédé le pas à une inquiétude manifeste dans sa voix et ses traits) il est dangereux de se montrer si…

— Si quoi ? s’exclama le prince en défiant son cousin du regard. Honnête ? direct ?

— Je dis seulement qu’il serait étonnant que l’Inquisition n’ait pas d’oreilles plus près de vous que vous l’imaginez.

— Je connais parfaitement l’identité de l’agent principal de l’Inquisition au palais, Trahvys. Pour tout vous dire, il n’écrit rien dans ses rapports que je ne lui aie dicté, moi, et ce depuis trois ans.

— Vous avez soudoyé un agent de l’Inquisition ?

— Oh ! n’ayez pas l’air si choqué ! le gronda Nahrmahn. Pourquoi les espions de Clyntahn seraient-ils incorruptibles ? Seul un imbécile heureux, sourd et aveugle de surcroît ce qui ne correspond en rien au profil d’un agent de l’Inquisition, vous en conviendrez –, pourrait ne pas être au fait des dessous-de-table et autres manœuvres douteuses qui ont cours quotidiennement au Temple ! Quand toute la hiérarchie de l’Église est aussi corrompue et vénale qu’un ramassis de maquereaux du port capables de vendre leur propre sœur, pourquoi de simples agents seraient-ils plus vertueux que leurs maîtres de Sion ?

— C’est de l’Église de Dieu que vous parlez, là, fit remarquer La Combe-des-Pins avec raideur.

— Je ne parle ni de Dieu ni de Son Église, rétorqua Nahrmahn. Je parle de l’organisation dont se sont emparés des gens tels que Zhaspyr Clyntahn, Allayn Magwair et Zahmsyn Trynair. Vous imaginez-vous un instant que le Groupe des quatre se soucie de ce que Dieu attend de ses serviteurs ? Croyez-vous qu’un membre du Conseil des vicaires risquerait sa peau rose et lisse en se dressant contre Clyntahn et tous les autres, sous le seul prétexte que ce sont tous de sales menteurs égoïstes ?

La Combe-des-Pins n’était plus seulement « choqué ». Depuis la bataille de l’anse de Darcos, Nahrmahn déchargeait de plus en plus ouvertement sa bile à l’égard du Temple, mais il ne s’était encore jamais exprimé avec autant de franchise sur l’Église et les hommes qui en contrôlaient la politique. Il n’avait jamais fait grand mystère de ce qu’il pensait du vicaire Zhaspyr et de sa clique, du moins auprès de son cousin, mais à aucun moment il n’avait osé étendre à toute la hiérarchie ecclésiastique le mépris qu’il éprouvait pour le Grand Inquisiteur et le Groupe des quatre !

— Qu’est-ce qu’il y a, Trahvys ? susurra Nahrmahn. Mon manque de piété vous scandaliserait-il ?

— Non, hésita La Combe-des-Pins.

— Si, je le vois bien. Vous êtes persuadé que je ne crois pas en Dieu, ou que je rejette Ses desseins pour Sanctuaire. Vous craignez que, si Graisyn ou l’Inquisition venaient à s’en rendre compte, ils décideraient de faire un exemple de moi… et peut-être de vous aussi, puisque vous êtes non seulement mon premier conseiller, mais mon cousin.

— Ainsi présenté, vous avez peut-être raison, admit La Combe-des-Pins avec encore moins d’assurance.

— Évidemment, que j’ai raison ! Cela dit, votre surprise à m’entendre m’exprimer ainsi ne m’étonne pas. C’est la première fois que je me montre si franc avec quelqu’un, hormis Ohlyvya. Les circonstances étant ce qu’elles sont, il est temps que je me confie à quelqu’un d’autre qu’à ma femme. Enfin, ma femme et l’oncle Hanbyl, pour être très précis.

— Quelles circonstances, Nahrmahn ? lança La Combe-des-Pins avec circonspection, une lueur de panique dans le regard.

Ce n’était pas sans raison que son anxiété avait ainsi monté en flèche. En effet, Hanbyl Baytz, duc de Salomon, n’était pas uniquement l’oncle de Nahrmahn. Malgré ses soixante-dix ans bien sonnés, il était encore vert et en pleine possession de ses capacités. Quoique l’antithèse presque exacte de Nahrmahn pour ce qui était du physique, il ressemblait énormément à son neveu pour tout le reste, à ceci près qu’il détestait la politique. Toutefois, malgré le peu d’intérêt qu’il manifestait pour le « Grand Jeu », nul n’aurait jamais remis en question sa compétence ou sa loyauté envers les intérêts de la famille et de Nahrmahn. Voilà pourquoi il était le chef de l’armée esméraldienne. C’était un poste qui lui convenait parfaitement et lui permettait de passer le moins de temps possible à Eraystor à s’occuper de politique.

Ce qui, songea La Combe-des-Pins, a rendu service à Nahrmahn en bien des occasions. L’oncle Hanbyl a beau être sa main armée, il sait à ce point se faire oublier que même les personnes les plus avisées ont tendance à ne pas tenir compte de lui dans leurs calculs.

— Il y a deux choses à prendre en considération, Trahvys, dit Nahrmahn pour répondre à sa question. Enfin, trois, plutôt. (Il repoussa son assiette et se pencha, la mine et la posture empreintes d’un sérieux dont il n’était guère coutumier.) Premièrement, d’un point de vue politique et militaire, Émeraude est foutue. Et, non, je n’ai pas eu besoin de l’oncle Hanbyl pour le savoir. Dès qu’il viendra l’envie à Cayleb de débarquer des troupes, fortes d’un soutien maritime, rien ne l’en empêchera. Voilà ce que cette aimable incursion en baie du Nord avait pour objet de me faire comprendre, au cas où cela m’aurait échappé. Pour l’instant, il doit encore en être à développer sa puissance militaire. En effet, Dieu sait combien les fusiliers marins de Charis sont redoutables, mais ils étaient assez peu nombreux au début des hostilités. Cela dit, notre armée est encore moins imposante, pas vrai ? D’autant plus qu’une grande partie de nos soldats étaient embarqués lorsque notre marine a connu sa récente mésaventure. Il ne faudra pas très longtemps à Cayleb pour se préparer à nous rendre visite, sans doute avec tous les engins de siège nécessaires pour enfoncer les portes qui se dresseraient sur son passage. Dès lors, je doute fort que l’oncle Hanbyl représente autre chose pour lui qu’une simple gêne.

» Deuxièmement, d’un point de vue diplomatique, notre excellent ami Hektor ne risque pas de se mettre en quatre pour nous aider. D’ailleurs, cela m’étonnerait que Sharleyan ne décide pas de s’allier à Charis plutôt qu’à Hektor ou à nous. Ce qui fait que nous nous retrouvons à la merci des éléments. Nous sommes les plus exposés. C’est nous qui avons tenté d’éliminer Cayleb. Nous n’avons aucun espoir de voir quiconque voguer à notre secours.

» Troisièmement… troisièmement, Trahvys, tout ce que Staynair et Cayleb ont dit du Groupe des quatre, du grand-vicaire et de l’Église est vrai. Parce que je reconnais la corruption d’hommes tels que Clyntahn, Trynair et leurs larbins du Conseil des vicaires, vous imaginez-vous que je ne croie pas en Dieu ? (Le prince laissa échapper un rire qui se rapprocha plutôt d’un aboiement.) Bien sûr que si ! C’est en ceux qui ont pris Son Église en otage que je ne crois pas ! À vrai dire, Staynair et Cayleb ont pris la bonne décision, à condition de parvenir à leurs fins. C’est justement ce qui inquiète tant Graisyn. C’est ce qui fait qu’il n’aura de cesse de nous harceler jusqu’à ce que nous ayons trouvé un moyen de prendre l’offensive et de lui prouver notre loyauté envers Hektor.

— Lui êtes-vous loyal, Mon Prince ? hasarda La Combe-des-Pins.

— À Hektor ? (Nahrmahn eut une moue de mépris.) Autant que lui à nous… C’est-à-dire que je le lui serai le temps qu’il me faudra pour m’approcher de sa gorge avec une lame bien aiguisée. Ou pensiez-vous plutôt à ma loyauté envers l’Église ?

La Combe-des-Pins ne répondit rien. Il n’en avait pas besoin : l’expression de son visage parlait pour lui.

— Elle s’arrête exactement là où commence l’Inquisition, déclara sèchement Nahrmahn. Il est grand temps que nous cessions de confondre Dieu et l’Église, Trahvys. Croyez-vous que le Seigneur aurait permis à Charis de couler une flotte alliée cinq fois plus nombreuse que la sienne si Haarahld s’était vraiment élevé contre Sa volonté ?

La Combe-des-Pins déglutit et sentit au creux de son estomac un vide douloureux. Au fond de lui, un écolier bafouillait désespérément son catéchisme tout en se recroquevillant, les doigts fourrés dans les oreilles.

— Nahrmahn, vous ne pouvez pas envisager ce à quoi je pense…

— Ah bon ? fit le prince en penchant la tête sur le côté. Pourquoi pas ?

— Parce qu’au bout du compte Charis perdra. Tant que l’Église contrôlera l’ensemble des grands royaumes, tant que sa bourse sera si profonde et qu’une telle proportion de la population mondiale vivra en Havre et en Howard, il ne pourra en être autrement.

— N’en soyez pas si certain, répliqua Nahrmahn, le regard absorbé. Je sais bien que le Groupe des quatre voit les choses ainsi. Cela étant, nous venons d’en apprendre long sur l’infaillibilité supposée de son jugement, non ? Il va bientôt découvrir que le monde est moins monolithique qu’il l’imagine, et ce sera un choc encore plus désagréable pour lui. Il suffira à Cayleb de survivre assez longtemps pour répandre sa bonne parole, Trahvys. Voilà ce qui effraie tant Graisyn. Je ne suis pas le seul souverain, ni le seul aristocrate, à comprendre ce qui se passe en ce moment au sein du Conseil des vicaires. Si Cayleb parvient à résister à l’Église, d’autres monarques seront tentés de suivre son exemple. Dès lors, l’Église sera trop occupée à éteindre des feux de forêt disséminés pour bâtir une flotte capable de venir à bout de la Marine royale de Charis. Et ce en supposant que Charis s’oppose seule au Temple.

— Mais…

— Réfléchissez, Trahvys, ordonna le prince pour couper court à l’objection de son cousin. Chisholm ne tardera plus à devenir l’alliée de Charis, au moins de facto. Sharleyan pourrait même choisir d’officialiser la situation et de se ranger ouvertement du côté de Cayleb pour défier Clyntahn et ses sbires. Hektor se retrouvera alors encerclé, isolé de toute l’aide que pourrait lui apporter l’Église. Lorsque Sharleyan et Cayleb se partageront Corisande et Zebediah, et que Cayleb nous annexera purement et simplement, Sharleyan et lui contrôleront un bon tiers de la surface totale de Sanctuaire. Bien sûr, ils ne disposeront pas d’une fraction aussi considérable de la population de la planète, mais ils auront l’essentiel de la force navale mondiale, beaucoup de place pour se développer et toutes les ressources nécessaires à leur économie et à leur puissance militaire. Croyez-vous qu’il sera aussi simple à l’Église de les écraser ensuite ?

La Combe-des-Pins garda le silence, de l’inquiétude dans le regard. Nahrmahn attendit qu’il ait achevé de suivre le même raisonnement. Il savait son cousin prudent par nature. Mieux, son frère cadet était grand-prêtre de l’ordre de Pasquale en république du Siddarmark et il était sur le point d’accéder à l’épiscopat. Il était tout à fait possible que Nahrmahn se soit montré trop franc pour le comte.

— Non, répondit enfin ce dernier. Non, ce ne sera pas si simple. Surtout si tout se passe selon vos prédictions.

— Est-ce regrettable ? insista Nahrmahn en forçant délibérément la réflexion de son cousin.

— Non, admit le comte avec un soupir. (Ce n’était plus de l’incertitude qui se lisait sur ses traits, mais une profonde tristesse, ce qui n’était sans doute pas beaucoup mieux.) Non. Vous avez raison là-dessus également, Nahrmahn. Le Groupe des quatre n’est pas le problème. Seulement un symptôme.

— Tout à fait. (Le prince posa sa main potelée sur l’avant-bras de son cousin.) J’ignore s’il serait possible à l’Église de se réformer de l’intérieur. Ce que je sais, c’est qu’avant que les Quatre et les autres vicaires y consentent se succéderont des massacres et des bains de sang tels que nul n’en a vu depuis la chute de Shan-wei.

— Que voulez-vous y faire ? (La Combe-des-Pins parvint à esquisser un pâle sourire.) Je vous connais, Mon Prince. Vous ne me glisseriez pas une insinuation pareille à la table du petit déjeuner si vous n’aviez pas déjà un plan à l’esprit.

— En effet, en effet !

Nahrmahn rapprocha l’assiette qu’il avait mise de côté et entreprit de détailler avec méticulosité le reste de son melon.

— J’ai moi aussi un message à transmettre à Cayleb, dit-il sans lâcher des yeux son couteau et sa fourchette. Pour cela, il me faut quelqu’un qui soit capable de le convaincre que je suis prêt à capituler, qu’il n’a plus besoin de brûler mes villes et de tuer mes sujets pour se faire comprendre.

— Il est évident qu’il veut votre tête, Nahrmahn. À en croire le ton de sa correspondance, il ne se contentera de rien d’autre.

— Je sais. (Le sourire du prince tint davantage de la grimace que d’autre chose, mais il n’était pas complètement dénué d’humour pour autant.) Je sais, et je suppose que, s’il insiste, il finira par l’obtenir. Quel dommage que Mahntayl ait décidé de s’enfuir sur le continent plutôt que de se réfugier ici ! J’aurais pu tenter de convaincre Cayleb de ma sincérité en lui offrant la pomme du « comte de Hanth » au lieu de la mienne. Enfin, peut-être pourrai-je lui prouver qu’un homme doué de mon talent et de mon expérience serait plus utile à son service qu’à fertiliser un coin de terre quelque part derrière son palais.

— Et sinon ?

— Sinon, tant pis ! (Nahrmahn haussa les épaules avec une philosophie dont son cousin aurait été incapable à sa place.) Je pourrai au moins espérer qu’il se borne à m’emprisonner à vie au fond d’un cachot modérément inconfortable. Quand bien même il refuserait de m’accorder cette clémence, je sais qu’il ne serait pas du genre à s’en prendre à Ohlyvya ou aux enfants à titre de représailles. De toute façon (il regarda La Combe-des-Pins droit dans les yeux), le même sort me serait promis s’il débarquait en Émeraude à la tête d’une force d’invasion. En me livrant à lui, j’éviterai au moins la mort de milliers de mes sujets.

La Combe-des-Pins continua de dévisager son cousin et s’avisa que, peut-être pour la première fois depuis son accession au trône d’Émeraude, Nahrmahn venait d’abandonner toute arrogance. C’était assez surprenant, après toutes ces années, mais il était sérieux.

— Vous ne pourrez pas faire la paix avec Cayleb, ni même vous rendre, sans vous attirer les foudres de Graisyn et de tout le clergé. Vous le savez, n’est-ce pas ?

— Pour Graisyn, je suis d’accord, de même que pour la plupart des évêques. Par contre, la plupart de nos grands-prêtres et de nos évêques itinérants sont esméraldiens. Nous sommes presque aussi peu recommandables que Charis à cet égard. C’est du reste l’une des raisons de la frayeur de Graisyn, que je crois assez fondée. Toujours est-il que j’en ai longuement discuté avec l’oncle Hanbyl.

— Je vois, fit La Combe-des-Pins en tambourinant du bout des doigts sur le bras de son siège pour accompagner sa réflexion.

Il avait bien compris l’allusion de Nahrmahn à la composition du clergé de sa principauté. Cependant, il était difficile de déterminer si l’opposition entre les simples prêtres nés en Émeraude et leurs supérieurs étrangers se traduirait par le même soutien dont bénéficiait Cayleb en Charis. Le premier conseiller admit en son for intérieur n’avoir pas accordé à cette question la considération qu’elle méritait.

J’attendais sans doute pour l’envisager que Nahrmahn me mette le nez dedans, se dit-il.

Si le duc de Salomon avait bien dit ce que sous-entendait Nahrmahn lorsqu’ils en avaient discuté, La Combe-des-Pins n’avait plus qu’à supposer que son prince ne se trompait pas sur la réaction probable du clergé et sur ses chances d’y survivre. Cette réaction était au demeurant la seule opposition à craindre en sa principauté. À l’instar des Ahrmahk en Charis, quoique pour des raisons et selon un mode bien différents, la maison Baytz avait centralisé le pouvoir politique en son sein. Le père de Nahrmahn avait privé la haute noblesse de ses armées permanentes personnelles non sans effusion de sang, dans certains cas et Nahrmahn était ensuite allé encore plus loin en subordonnant cette aristocratie à la Couronne. Pis encore, la Chambre basse du Parlement d’Émeraude, ou ce qui en tenait lieu, avait vigoureusement appuyé Nahrmahn et son père dans leurs efforts visant à limiter le pouvoir de ces riches propriétaires de haute lignée. Cette tradition de soutien s’étendrait sûrement à la réponse qu’apporterait Nahrmahn aux difficultés du moment.

Il se trouvait que, dans le cas présent, l’aristocratie et le peuple d’Émeraude tomberaient sans doute globalement d’accord. En laissant de côté toute considération d’ordre religieux, les deux parties seraient certainement en faveur d’un arrangement avec Charis, voire d’une capitulation pure et simple. Malgré la rivalité héréditaire qui opposait les deux îles, les Ahrmahk avaient une réputation de sagesse. En s’en tenant à des arguments séculiers, il serait difficile de convaincre quiconque du désastre que représenterait une soumission à la souveraineté de Cayleb, d’autant plus qu’il fallait tenir compte de notions aussi rationnelles que l’intérêt personnel et le désir d’éviter le bain de sang qu’occasionnerait une invasion charisienne.

C’était à l’évidence ainsi que Nahrmahn interprétait la situation et son talent pour prévoir les réactions des décideurs esméraldiens n’était plus à démontrer.

Cela étant, il s’est tout de même trompé une ou deux fois par le passé, se rappela La Combe-des-Pins. Pas souvent, c’est vrai. Et il ne souffre pas de cette tendance qu’ont certaines personnes à prendre leurs désirs pour la réalité.

Si l’analyse de Nahrmahn se vérifiait et si les préparatifs que Salomon devait mettre au point dans le plus grand secret se révélaient efficaces, alors le prince survivrait sans doute à ses négociations avec Cayleb. Bien sûr, toute la question était de savoir s’il survivrait aussi aux conséquences de ces pourparlers. La Combe-des-Pins n’accordait guère qu’une chance sur deux à son cousin de s’en tirer avec la tête sur les épaules. Dans le cas contraire, le premier conseiller aurait lui aussi du souci à se faire. Cependant…

— Si vous pensez vraiment ce que vous venez de dire, le comte s’entendit-il déclarer, alors vous devriez dépêcher votre meilleur diplomate en Charis pour y ouvrir les négociations. Quelqu’un d’assez haut placé dans votre estime pour que Cayleb le croie pendant au moins cinq petites secondes.

— Vous croyez ? fit Nahrmahn avec un sourire empreint d’une chaleur inaccoutumée. Auriez-vous quelqu’un à l’esprit, Trahvys ?

.XIII.
Cathédrale de Tellesberg et palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis

Les grandes orgues entamèrent un prélude majestueux et les centaines de fidèles entassés dans la cathédrale de Tellesberg se mirent debout. Les notes divines s’élevèrent, portées par les ailes d’or de la musique dans l’atmosphère chargée d’encens. Peu après, le chœur se joignit à elles.

Les deux vantaux de la porte pivotèrent sur leurs gonds et la procession familière du mercredi matin s’avança dans la splendeur accueillante de cette hymne somptueuse. Des porteurs de sceptres, de cierges et d’encensoirs formèrent lavant-garde du cortège, suivis d’acolytes et de bas-prêtres. Enfin, l’archevêque Maikel Staynair ferma la marche.

À son poste dans la loge royale, vingt pieds au-dessus du dallage de la nef, Merlin Athrawes observait le début de cet office avec la distance dont il était coutumier. La religion imprégnait tant la vie de Sanctuaire qu’il était impossible d’échapper à de telles cérémonies. Par ailleurs, l’immersion qu’il vivait dans cette société contribuait à émousser un petit peu son indignation.

Mais seulement un petit peu, se dit-il. Seulement un petit peu.

Le défilé avançait avec lenteur et solennité pour accompagner l’archevêque jusqu’à l’autel. Cependant, l’idée que se faisait Maikel Staynair d’une procession n’était pas tout à fait celle des autres archevêques. Merlin sourit en le voyant s’arrêter pour poser la main sur la tête bouclée d’une fillette que lui présentait son père.

Des bras se tendirent dans la foule pour effleurer le prélat à son passage. D’autres enfants attendirent sa bénédiction. Les archevêques susmentionnés, plus sophistiqués, auraient sans doute méprisé la « naïveté » de l’abandon par Staynair de la dignité seyant à son rang. Cependant, ces grands hommes n’auraient jamais fait l’objet de l’amour et de la confiance qu’inspirait Maikel Staynair à ses fidèles. Bien sûr, il…

Les pensées de Merlin s’interrompirent avec la soudaineté d’une guillotine lorsqu’un tourbillon de violence se déchaîna dans la nef de la cathédrale.

 

L’archevêque Maikel posa la main sur le front d’un nouvel enfant en murmurant quelques paroles de bénédiction. Il savait que ses arrêts fréquents agaçaient ses acolytes et ses assistants, même s’ils faisaient montre d’une grande tolérance. Cela ne facilitait pas le respect de la liturgie inflexible de l’Église, mais ils ne se seraient jamais avisés de protester. De toute façon, il était des responsabilités et des bonheurs propres à son sacerdoce que Maikel Staynair refusait de sacrifier à la « dignité » de son office ecclésiastique.

Il regagna les rangs de la procession et baissa la tête en repassant dans son esprit les grandes lignes de son homélie. Le jour était venu de mettre l’accent sur…

La soudaine agitation le prit autant par surprise que tout le monde dans la cathédrale. Sa tête partit en arrière lorsque de fortes poignes se refermèrent sur ses bras. Les deux hommes qui avaient fait irruption au sein du cortège l’attirèrent violemment sur le côté. Il se révéla trop abasourdi pour leur opposer une quelconque résistance. Personne ne levait jamais la main sur le clergé de l’Église Mère. Un tel acte était tellement inouï que tous les fidèles demeurèrent aussi éberlués que leur archevêque. Seuls les plus proches virent ce qui se produisait, mais l’arrêt soudain de la procession fit se tourner les têtes et les regards.

Staynair avait l’esprit plus agile que la moyenne, mais il ne comprit ce qui était en train de se passer qu’en voyant le poignard brandi par le troisième homme. Un poignard qui, au mépris de tous les usages de l’Église de Dieu du Jour Espéré, avait été introduit dans la maison du Seigneur sous la tunique d’un tueur.

— Au nom de la seule vraie Église ! hurla ce dernier en abaissant sa lame.

 

Cayleb Ahrmahk avait aussi l’esprit plus vif que la moyenne. Il bondit sur ses pieds avec un geste de protestation futile au moment où étincela l’arme blanche.

— Maikel ! cria-t-il avant de tressaillir lorsqu’un coup de canon partit à moins de six pouces de son oreille.

C’est du moins l’impression que cela lui fit. Il chancela sous le choc de la détonation alors qu’en retentissait une autre.

 

Maikel Staynair ne ressentit aucune crainte en voyant la lame fondre sur lui. Il n’en eut pas le temps, pas plus que n’en eut son esprit de comprendre ce qui se passait et d’informer le reste de son corps qu’il était sur le point de mourir. Les muscles de son abdomen commençaient tout juste de se contracter en une fragile et inutile réaction défensive quand, soudain, la tête du tueur se désintégra. La lourde balle poursuivit sa trajectoire, heureusement sans toucher personne d’autre, avant de percuter dans un nuage d’éclisses un banc dont les occupants se retrouvèrent aspergés d’une gerbe de sang, de tissu cervical et d’éclats d’os.

Le coup de pistolet mit un terme à l’exécution de l’hymne comme si c’était l’organiste qui venait d’être abattu. L’entrelacs délicat de la musique et des voix s’interrompit dans une confusion de cris et de hurlements. La plupart des personnes présentes ignoraient qu’il était arrivé quelque chose à l’archevêque. Au lieu de se tourner dans sa direction, tous les regards se portèrent sur le grand garde aux yeux bleus qui venait de se jucher d’un bond sur la balustrade, large comme la main, de la loge royale.

Il se tenait en équilibre sur son perchoir précaire avec une fermeté incroyable, la main droite dissimulée au cœur d’un épais nuage de fumée. C’est alors qu’un nouveau coup partit du deuxième canon de son arme.

 

Staynair ferma les yeux par réflexe lorsque le sang de celui qui aurait voulu être son assassin se répandit sur son visage et le blanc de ses habits magnifiquement brodés. Son cerveau commençait enfin à comprendre ce qui se passait. Il banda ses muscles pour s’arracher à l’étreinte de ses agresseurs.

Avant qu’il ait pu faire un geste, un deuxième coup de tonnerre résonna dans la cathédrale. L’archevêque entendit un cri étouffé quand l’homme qui lui tenait le bras droit le lâcha brusquement.

 

Le lourd pistolet que tenait Merlin dans sa main droite se leva brusquement sous la force du recul imposé par le deuxième coup.

La première fois qu’il avait pressé la détente, le seijin n’avait eu d’autre solution que de viser la tête : il lui fallait mettre immédiatement hors d’état de nuire le porteur du poignard, même si la balle risquait de tuer ou de blesser un innocent après avoir touché sa cible. Les deux autres agresseurs de Staynair n’avaient encore dégainé aucune arme, aussi s’était-il contenté de braquer le point lumineux de sa mire sur le dos du deuxième homme. La balle lui avait brisé la colonne vertébrale avant de lui traverser le torse vers le bas selon l’angle aigu imposé par la position de tir de Merlin. La résistance des os et des tissus humains ralentit le gros projectile déformé lors de l’impact. L’homme lâcha Staynair, fit un demi-pas en avant et s’écroula.

La main gauche de Merlin se leva à son tour, armée du deuxième pistolet. Le nuage de poudre à canon produit par ses deux premiers tirs flottait devant lui. N’importe quel être humain s’en serait trouvé totalement aveuglé, mais le capitaine Athrawes n’en était pas un. Ses yeux voyaient à travers la fumée avec une précision parfaite. Toujours en équilibre sur sa rambarde, il mit en joue sa prochaine victime avec une stabilité aussi stupéfiante de la main gauche que de la droite.

Son point de visée se déplaça sur le dernier agresseur. Celui-là, Merlin le voulait vivant. Une balle dans la jambe devrait suffire, se dit-il avant de jurer mentalement lorsque sa cible brandit à son tour un poignard. Les autres participants à la procession venaient enfin de se rendre compte de ce qui se passait. Deux d’entre eux se retournèrent pour se jeter sur l’homme au couteau, mais il était trop tard. La main gauche du tueur enserrait toujours le bras gauche de Staynair quand la lame s’éleva. Personne n’aurait le temps d’intervenir avant qu’elle s’abaisse sur sa proie.

 

Staynair sentit se relâcher la prise sur son bras droit et changea d’appui pour s’arracher à celle pesant sur son bras gauche. Soudain, une troisième explosion retentit. L’instant d’après, plus aucune main ne l’empoignait.

 

Merlin allait sauter de la balustrade jusque dans la nef en contrebas, mais il se ravisa.

Ne faisons rien d’« impossible » devant tant de témoins si nous pouvons l’éviter, se dit-il.

La petite voix dans sa tête lui parut ridiculement calme, mais elle n’avait pas tort. Il glissa son pistolet de droite encore fumant dans son étui. Il s’accroupit, se cramponna à la rambarde de sa dextre et se laissa pendre dans le vide. Il laissa glisser ses doigts le long d’un pilier encaustiqué jusqu’à ce que ses pieds ne soient plus qu’à cinq ou six pieds du marbre de la cathédrale. Alors, il se laissa tomber avec la grâce d’un chat.

Il atterrit sur un banc qui s’était vidé comme par magie de ses occupants lorsque ceux-ci l’avaient vu arriver. Ils reculèrent devant lui, les yeux écarquillés, quand il sortit de son nuage de poudre à canon. Il leur adressa un signe de tête poli.

— Excusez-moi, fit-il en se dirigeant vers l’allée centrale.

Il régnait dans la cathédrale une bruyante confusion de plus en plus teintée de colère à mesure que les fidèles s’avisaient de ce qui s’était passé. Merlin choisit de ne pas prêter attention au tintamarre en avançant jusqu’au cœur de la nef.

Son uniforme aurait suffi à lui ouvrir un passage dans n’importe quelles circonstances. Là, le pistolet qu’il tenait toujours dans sa main gauche, un chien encore levé alors que de la fumée sortait toujours de l’autre canon, se révéla encore plus efficace. Il ne tarda pas à rejoindre Staynair.

Un genou à terre, l’archevêque faisait la sourde oreille au bas-prêtre qui l’enjoignait de se relever, occupé qu’il était à faire basculer sur le côté son deuxième agresseur. Sous les yeux de Merlin, Staynair porta deux doigts à la gorge de l’homme en quête de son pouls. Il ne trouva rien, bien évidemment, et eut un geste d’impuissance avant de fermer les yeux fixes et stupéfaits du cadavre.

— Tout va bien, Votre Excellence ? s’enquit Merlin.

Staynair leva les yeux vers lui avec une expression de regret.

— Oui.

Merlin perçut dans sa voix un tremblement qu il n’avait encore jamais entendu chez lui. Dans de telles circonstances, il était normal que même quelqu’un d’aussi calme que Maikel Staynair se trouve un peu déstabilisé. Le prélat se racla la gorge.

— Oui, dit-il avec plus de fermeté. Je n’ai rien. Merci, Merlin.

— Dans ce cas, si vous voulez éviter une émeute, vous feriez sans doute mieux de vous lever et de vous montrer à vos fidèles avant qu’ils vous imaginent mort, vous aussi, suggéra Merlin d’un ton aussi posé que possible au milieu du brouhaha grandissant de voix furieuses, effrayées, déboussolées.

— Quoi ?

Staynair le dévisagea un instant, visiblement déconcerté lui aussi. Soudain, il eut l’air de comprendre. Il hocha vigoureusement la tête.

— Vous avez raison, dit-il en se levant.

— Il faut vous mettre à l’abri, Votre Excellence ! s’écria un bas-prêtre.

Merlin partageait tout à fait son avis, mais Staynair signifia son désaccord avec détermination.

— Non, dit-il fermement.

— Mais, Votre Excellence !

— Non, répéta-t-il avec encore plus d’assurance. Je vous remercie de votre sollicitude, père, mais ma place est ici.

Il désigna d’un geste de la main sa cathédrale et la fureur qui se propageait vers l’extérieur à mesure que se transmettait de bouche à oreille ce qu’avaient vu les témoins de la scène.

— Mais…

— Non, dit Staynair une troisième fois d’un ton sans appel.

Il fit volte-face, se fraya un chemin parmi les porteurs de sceptres et de cierges pétrifiés et reprit sa marche vers l’autel.

Les acolytes et les prêtres assistants s’interrogèrent mutuellement du regard, encore trop ébranlés pour savoir comment réagir, mais Merlin redressa les épaules et emboîta le pas à l’archevêque. Ses pensées commençaient tout juste de suivre le cheminement de celles de Staynair, mais il se rendit bientôt compte qu’il avait raison. Sa place était dans cette cathédrale, et ce pour bien des raisons.

Avec un luxe de précautions, Merlin recouvrit le bassinet et abaissa le chien de son dernier canon chargé. Il glissa le pistolet dans son étui sans interrompre sa marche et s’avança vers le chœur à la suite de l’archevêque en observant attentivement les fidèles assemblés de part et d’autre de l’allée. Il y avait très peu de chances qu’une seconde équipe de tueurs se trouve tapie dans l’ombre, mais Merlin n’avait l’intention de rien tenir pour acquis rien d’autre, en tout cas en ce qui concernait la sécurité de Maikel Staynair.

Les paroissiens les plus proches de l’allée centrale virent leur archevêque passer devant eux, suivi d’un seul garde aux yeux bleus et à la mine sévère. Une vague de soulagement parcourut l’assemblée à la suite du torrent de confusion et de colère qui avait déjà balayé la cathédrale. La mine moins sinistre que Merlin, Staynair eut aussi moins de mal qu’en aurait eu le seijin à ne pas tressaillir lorsque des mains se tendirent pour le toucher, les fidèles cherchant par ce contact à se rassurer sur l’état de santé de leur pasteur.

Laisser tous ces gens s’approcher ainsi de Staynair releva sans doute de ce que Merlin avait jamais connu de plus difficile dans sa vie. Pourtant, il se força à ne pas intervenir, et pas uniquement parce que Staynair lui en aurait voulu : Merlin n’aurait eu aucun mal à supporter l’ire de l’archevêque, mais il savait qu’il avait raison là-dessus aussi.

Et il n’y a même pas réfléchi outre mesure, songea-t-il. Il est comme ça, voilà tout. Il obéit à son instinct. Enfin, à son instinct et à sa foi.

Staynair atteignit le chancel, en ouvrit le portillon c’était sans doute la première fois en au moins dix ans qu’aucun acolyte ne s’en chargeait pour lui –, et pénétra dans le chœur. Merlin s’arrêta à la barrière et se retourna pour observer la nef. Ce faisant, il consulta les images des capteurs déployés par ses PARC dans l’ensemble du gigantesque édifice. Staynair fit une génuflexion devant la colossale mosaïque de Langhorne et Bédard, puis se tourna vers la masse des fidèles.

Ceux-ci se calmèrent à contrecœur en remarquant la présence de l’archevêque devant eux. Le sang de ses agresseurs formait des taches sombres sur ses vêtements. Son visage aussi en était souillé, mais il était évident que ce n’était pas le sien. Plusieurs personnes crièrent leur soulagement lorsqu’elles s’en rendirent compte.

Le soulagement, toutefois, ne suffit pas à atténuer la colère régnant dans la maison. Merlin sentit monter la fureur dans le cœur et l’esprit de ces centaines de fidèles à mesure qu’ils s’avisaient de combien leur archevêque avait frôlé la mort de près. De nouveaux cris retentirent pour exprimer cette rage d’une façon plus distincte et plus directe.

— Mes enfants ! commença Staynair en faisant monter sa voix puissante pour se faire entendre malgré ce déchaînement d’indignation vindicative. Mes enfants !

Ses mots résonnèrent par-dessus le tumulte et un certain calme revint dans la cathédrale. On ne pouvait pas encore parler de silence la colère et l’émotion étaient trop fortes pour cela –, mais le niveau sonore descendit un peu. Staynair leva les bras.

— Mes enfants, dit-il d’une voix à peine plus basse, nous sommes ici dans la maison de Dieu. En cette demeure et à cette heure, la vengeance ne peut appartenir qu’à Lui, et certainement pas à nous.

Un nouveau mouvement parcourut l’auditoire, comme si personne n’arrivait à en croire ses oreilles. L’archevêque secoua la tête avec tristesse.

— Quoi que puissent en penser certains, mes enfants, le Seigneur est un Dieu d’amour. Si justice doit être faite, alors qu’il en soit ainsi, mais ne laissez pas le venin de la vengeance vous envahir. Il est déjà suffisamment tragique que trois enfants de Dieu soient morts sous Son toit sans que Ses autres fils et filles souillent leur cœur de haine !

— Mais ils ont tenté de vous tuer ! rétorqua une voix perdue dans les profondeurs de la vaste cathédrale.

— En effet, répondit Staynair. Et ils en ont payé le prix. (Le chagrin et les regrets manifestes dans sa voix étaient tout à fait sincères, remarqua Merlin.) Les hommes qui s’en sont pris à moi sont déjà morts, mon fils. Contre qui voudriez-vous donc vous venger de leur crime ?

— Les Templistes ! cria fougueusement quelqu’un.

Staynair secoua encore la tête.

— Non, dit-il avec fermeté. Nous savons seulement trois hommes coupables de cette tentative d’assassinat. Nous ne connaissons encore ni leur identité ni leurs motivations. Nous ignorons s’ils ont agi seuls. Nous ne savons rien d’eux, mes enfants. Nous ne savons même pas quoi qu’en pensent certains s’ils étaient liés aux Templistes actifs à Tellesberg. Dans le doute, rien ne justifierait que nous nous en prenions à quiconque. Quand bien même, la vengeance n’appartient en aucune circonstance aux enfants de Dieu. La justice, peut-être, mais elle est la prérogative de la Couronne. Ayons confiance en notre roi pour réagir comme il conviendra. Nous ne chercherons pas à nous venger. Nous n’adopterons jamais une conduite que nous réprouvons.

Des murmures s’élevèrent, certains chargés d’accents de rébellion. Toutefois, personne n’osa contredire l’archevêque.

— Mes enfants, reprit Staynair d’une voix plus posée, je devine votre colère. Je la comprends. Néanmoins, l’heure devrait être aux larmes et non à la bile. Quoi que vous pensiez des hommes qui s’en sont pris à moi aujourd’hui, ils étaient, comme vous, des enfants du Seigneur. Je suis certain qu’ils n’ont agi ainsi que pour obéir à leurs convictions profondes. Je ne prétends pas croire qu’ils aient agi conformément à la volonté de Dieu, mais à ce qu’on leur en a dit. Les condamnerons-nous pour avoir écouté leur foi quand la nôtre exige de nous que nous tournions le dos au Conseil des vicaires et au Temple ? Dans la guerre que le Groupe des quatre nous a déclarée, nous devrons peut-être nous opposer encore à des hommes qui partageront les certitudes de ces criminels. Il nous faudra même peut-être en tuer. Cependant, malgré cette dure nécessité, n’oubliez jamais que vos adversaires sont tout aussi humains et enfants de Dieu que vous. Quelle que soit la malignité de leurs actes à vos yeux et à ceux du Tout-Puissant, si vous vous laissez gagner par la haine, si vous les déshumanisez afin de pouvoir les abattre plus facilement, alors c’est vous qui serez à la merci du mal que vous leur reprochez.

Les murmures s’étaient tus pendant son discours. Il embrassa l’assistance d’un regard peiné.

— Nous vivons une période où les hommes et les femmes de Dieu devront faire des choix, mes enfants. Je vous en prie, au nom de l’amour que vous me portez, ainsi qu’à vos femmes, maris et enfants, ainsi qu’à vous-mêmes et à votre Créateur, ne vous trompez pas de voie. Décidez de ce que vous avez à faire, mais sans souiller votre âme ni votre aptitude à vous aimer les uns les autres.

Il régnait un silence presque absolu désormais. Staynair braqua son regard sur l’endroit où le cortège processionnel interrompu entourait encore les trois cadavres. En voyant les acolytes et les bas-prêtres se baisser pour enlever les corps, Staynair leur fit signe.

— Venez, leur dit-il, debout devant ses fidèles, couvert du sang séché de ses agresseurs. Venez, mes frères. Nous avons une messe à célébrer.

 

— Maikel, dit le roi Cayleb avec le plus grand sérieux, vous vous rendez compte de ce dont ils ont profité en préparant leur coup, n’est-ce pas ?

— Bien entendu, Votre Majesté, répondit sereinement l’archevêque. (Assis sur le balcon de la suite du roi en son palais, les deux hommes admiraient les lueurs dorées dont le soleil de la fin d’après-midi parait les toits de la ville. Merlin, lui, se tenait debout derrière le monarque.) Cela dit, pour couper court à vos arguments, je suis trop vieux et trop ancré dans mes habitudes pour les changer.

— Ils ont tenté de vous tuer, Maikel, insista Cayleb en s’efforçant sans y parvenir de cacher son exaspération.

— Je sais, répondit Staynair avec la même sérénité.

— Que pensez-vous qu’il arriverait à l’Église de Charis et à mon royaume si la prochaine tentative d’assassinat contre vous se trouvait couronnée de succès ?

— Il vous faudrait sans doute me choisir un successeur, Votre Majesté. La liste complète des candidats vous attend sur mon bureau. Le père Bryahn saura vous la remettre.

— Maikel !

— Du calme, Votre Majesté, fit Staynair avec un maigre sourire. Je comprends ce que vous voulez dire. Loin de moi l’idée de minimiser les conséquences qu’aurait ma mort sur votre opposition au grand-vicaire et au Groupe des quatre. Je sais aussi combien mon décès, de la main de Templistes réels ou supposés, enflammerait l’opinion publique. Néanmoins, je suis prêtre avant d’être homme politique. Avant même d’être archevêque. Je sers Dieu ; je ne Lui demande pas de me servir. Je me refuse à vivre dans la peur de mes ennemis et à donner à croire à ceux-ci ainsi qu’à mes amis que je les crains. L’heure est à l’audace, Cayleb, et non à la timidité. Vous l’avez très bien compris en ce qui vous concerne. Il vous faut à présent admettre que cela s’applique à moi aussi.

— Tout cela est bel et bon, Votre Excellence, intervint Merlin avec respect. Je suis d’ailleurs tout à fait d’accord avec vous, mais il existe tout de même une différence entre le roi et vous.

— Laquelle, dites-moi, seijin Merlin ?

— Sa Majesté est, en permanence et au vu de tous, entourée de gardes du corps. Le temps est peut-être venu pour elle de prendre des risques, même inconsidérés, mais tenter de l’éliminer serait extraordinairement difficile. Par contre, je vous laisse le soin d’évaluer les difficultés qu’il y aurait à vous attaquer, vous. Derechef.

— Vous avez raison, comme toujours, concéda Staynair. Cela ne change rien à mon raisonnement, toutefois. Je pourrais aussi ajouter que, en dehors des offices en ma cathédrale, je suis moi aussi sous la constante protection de la garde archiépiscopale.

— Ce qui ne change rien au problème soulevé par Merlin, dit Cayleb avec sévérité en fusillant le prélat du regard. Je serais bien tenté de vous ordonner de modifier votre façon de procéder.

— J’espère sincèrement que vous saurez y résister, Votre Majesté. Il me serait très pénible de désobéir à une injonction royale.

— Mais vous le feriez quand même, gronda Cayleb. C’est bien la seule chose qui m’empêche de vous mettre au pied du mur.

— Je ne cherche nullement à vous créer des problèmes, Votre Majesté, mais à m’acquitter de mes responsabilités pastorales ainsi que, je le crois, Dieu l’attend de moi. Je reconnais les risques encourus, mais je refuse de servir moins bien le Seigneur à cause d’eux.

Cayleb se rembrunit encore plus et ses narines frémirent, mais il se contenta de secouer la tête.

— D’accord. D’accord ! (Il leva brusquement les bras.) Vous vous conduisez en imbécile. Vous le savez et je le sais, mais si rien ne peut vous en empêcher qu’y puis-je ? Si, je peux tout de même prendre quelques précautions de mon côté.

— C’est-à-dire, Votre Majesté ? fit Staynair avec un brin d’inquiétude.

— Je vais commencer par placer une garde permanente autour de la cathédrale. Je n’arriverai peut-être pas à empêcher les gens de se rendre à la messe avec un poignard caché sous leurs habits, mais je pourrai au moins leur interdire de dissimuler sous un banc un ou deux barils de poudre à canon quand tout le monde a le dos tourné !

Staynair n’eut pas l’air très heureux de cette décision, mais il acquiesça.

— Ensuite, Maikel et, je vous préviens, ce n’est pas négociable –, je vais demander au général Chermyn de poster deux de ses tireurs d’élite dans la cathédrale. (L’archevêque se raidit, mais Cayleb secoua l’index sous son nez.) Je vous l’ai dit : ce n’est pas négociable. Ces soldats se feront aussi discrets que possible, peut-être dissimulés sur l’un des balcons supérieurs. Mais ils seront là, Maikel. Ce ne seront pas des seijin, bien sûr, aussi ne vous attendez pas à les voir reproduire l’exploit de Merlin sans tuer d’innocents, mais, au cas où, ils seront présents.

Pendant quelques longs instants, Staynair donna l’impression de vouloir négocier malgré tout. Enfin, il finit par relâcher les épaules avec un soupir.

— Très bien, Cayleb. Si vous insistez…

— J’insiste, oui.

La voix de Cayleb était aussi inflexible que sa physionomie. Merlin était d’accord avec lui. Bien sûr, il était hautement improbable que deux ou trois tireurs d’élite ou une dizaine aient pu empêcher la tentative de meurtre du matin même. Merlin n’avait dû qu’à ses réflexes optimisés et aux capteurs déployés dans toute la cathédrale de comprendre assez vite ce qui se passait pour réagir à temps. Des mousquetaires doués de leurs seuls sens naturels n’auraient jamais pu et de loin ! égaler son intervention.

Cela étant, se dit-il, je pourrais moi aussi prendre quelques précautions supplémentaires. Et Son Excellence monseigneur Je-n’en-fais-qu’à-ma-tête n’y pourra rien car, contrairement à Cayleb, je me garderai bien de l’en aviser !

Il ne laissa rien paraître de ses pensées dans son expression, même s’il n’était pas sans ressentir une certaine satisfaction à avoir trouvé un moyen de contourner l’obstination de Staynair. Orwell était déjà en train de renforcer le réseau de surveillance déployé à l’intérieur et autour de la cathédrale de Tellesberg. Les gardes du roi Cayleb seraient peut-être incapables de déterminer qui, parmi les paroissiens de l’archevêque, croirait bon d’assister à la messe avec un poignard dissimulé sous ses vêtements, mais cela n’échapperait pas aux capteurs de l’IA. Et un certain Merlin Athrawes n’hésiterait pas un instant à confondre les coupables.

Voilà pour la partie la plus simple de son plan. Il n’avait pas l’intention de s’en tenir à cela.

Orwell avait déjà commencé de reproduire point par point, pierre par pierre, le vêtement sacerdotal de Staynair. Quand il aurait terminé, il serait littéralement impossible à l’archevêque de faire la différence entre l’œuvre de l’IA et l’original. Même les nœuds et les reprises les plus minuscules pouvaient être copiés à l’identique. Contrairement à l’original, la copie serait faite du dernier cri en matière de tissu pare-balles et fourmillerait de nanotechnologies capables de transformer en armure toute portion de sa surface sous n’importe quel impact. Une fois ses habits de cérémonie remplacés, ce serait le tour de ses soutanes de tous les jours. Orwell en aurait fini avant la fin de la quinquaine.

Alors, Votre Excellence, le prochain salopard qui cherchera à vous percer la couenne se retrouvera face à un « miracle » que Clyntahn et ses amis auront bien du mal à expliquer, songea Merlin avec froideur. Seulement, je doute que le salopard en question vive assez longtemps pour se rendre compte de sa propre stupéfaction.

Ce qui convenait parfaitement à Merlin.

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